Les disparus
vingt ans environ, et Neche
Kornblüh, fille d'une famille qui était aussi dans le commerce de la viande,
provenant du bétail qui paissait sur les vertes prairies dans les collines
autour de ce hameau idyllique. De surcroît, je soupçonne – à en juger,
peut-être de façon erronée, par l'entrée succincte mais suggestive du volume 14
(«Galicie») du Kaufmannisches Adressbuch für Industrie, Handel und Geweerbe
– mes ancêtres Jäger d'avoir fait une opération légèrement plus
avantageuse, parce que tous ces Kornblüh semblent avoir eu plusieurs fers au
feu.
Et si l'on s'en tient à cette source précieuse, quoiqu'un
peu abstruse, quelle jolie petite vie prospère a dû connaître Bolechow au
milieu du XIX e siècle ! Même si je me souciais, ce jour-là, des
Kornblüh et des Jäger – et que j'étais assez satisfait de la tournure
Prise par ma recherche, puisqu'elle m'avait apporté un arrière-plan assez
cohérent pour l'entrée énigmatique du certificat de naissance de mon
arrière-grand-oncle Ire –, j'ai décidé de taper simplement le nom de la
ville dans la page de recherche de l'Annuaire de 1891.
Cette recherche m'a procuré une liste de tous les marchands
de Bolechow qui s'étaient préoccupés de s'inscrire un beau jour d'autrefois, à
la fin des années 1800. En lisant les noms et les professions, dont il y avait
toute une gamme, depuis le métier familier jusqu'au métier définitivement
disparu, j'ai essayé d'imaginer ces voisins depuis longtemps disparus, eux
aussi, de mes ancêtres Jäger. J acob Eli.enbogen, agent D'affaires , me
faisait l'effet d'être un type prospère : je me le figurais avec un large
visage de Slave, les yeux petits et calculateurs, pleins d'impatience et
d'irritation amusée, élégant dans les vêtements qu'il avait achetés à Lemberg
ou à Vienne, pressé de conclure sa prochaine affaire. L'entrée réservée à Abraham Grossbard, boulanger , parce qu'elle
m'évoquait à quel point le pain frais sent bon, m'autorisait à rêver à une
personne d'une grande bonté et d'une grande patience ; le genre de personne qui
sait qu'il faut savoir attendre, laisser les choses monter. Berl Reinharz , le Getreide– und
Produktenhandler, le marchand de grain et de produits, qui était installé à
Skole, la petite station thermale près de Bolechow, devait certainement venir
en ville le lundi, qui était, comme je l'ai appris plus tard, le jour du marché
: un homme mince, plaisant (c'est ce que je me dis), calme et industrieux. Le
quelque peu anonyme GOLDSCHMlDT, poissonnier , était sûrement grand
et bien bâti, et non dépourvu d'un certain goût pour l'autodérision (la vie, ça
pue, mais est-ce qu'on a le choix ?). Gedelje
Grûnschlag , lui, ne pense qu'aux affaires, avec son florissant Baumaterialenhandlerei, sa firme de matériaux de construction, doublée d'une Holzhandlerei, d'une
entreprise de bois de construction – l'opposé, d'une certaine façon, D'EFRAIM
FREILICH, un Haderund Knocheshandler, un chiffonnier. Bien évidemment,
je ne savais rien du pauvre Efraim, mais je ne pouvais pas m'empêcher de
penser, et je pouvais très bien me tromper complètement, que sa nebuchl, sa
pitoyable profession, l'avait endurci ; peut-être qu'il était le genre de type
qui fait beaucoup, peut-être trop, pour pousser sa famille en avant, pour
progresser, pour laisser ses chiffons derrière lui...
Mais tout cela est, bien sûr, un fantasme, un abandon à la
nostalgie. L'autre hypothèse, plus probable, que cet annuaire permet d'émettre,
c'est que l'affaire familiale dont a hérité Shmiel, la boucherie qui s'est
transformée en commerce de viande en gros et qui a exigé l'achat de plusieurs
camions, camions qui ont fini par être la cause de pas mal d'ennuis – que
cette affaire familiale avait été consciencieusement développée de bien des
façons par ses ancêtres (c'est-à-dire par les miens)...
C 'est donc, en janvier 1939, la
gestion de l'affaire familiale qui préoccupe Shmiel Jäger, de manière très
évidente, trop évidente. Qu'est-il arrivé, exactement, à ce camion, dont dépend
son affaire, l'affaire de viande en gros ? Il est impossible de le savoir
aujourd'hui – même si l'imagination ne peut s'empêcher de fournir une
explication dramatique. Dans ce cas, l'histoire vous prête main-forte. Car nous
savons que, dès janvier 1939, le gouvernement polonais antisémite avait imposé
de sévères mesures de restriction pour tous les
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