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Les disparus

Titel: Les disparus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Daniel Mendelsohn
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j'écoutais et je me disais,
Comme c'est dramatique, comme c'est tragique, ces épouses vendues, ces épouses
de la mort ! Mais aujourd'hui, quand je repense à cette histoire, je me
dis, Quel genre de frère obligerait une sœur qu'il aime à consentir à un tel
mariage, franchement ? Et je me pose des questions sur les rapports de mon
arrière-grand-mère Taube et de son frère. Mais, évidemment, entre frères et
sœurs, il peut y avoir des problèmes. Entre frères et sœurs, il peut y avoir
des choses apparemment minuscules et insignifiantes qui peuvent couver sous la
surface quand grandissent ensemble, dans une petite maison, de nombreux
enfants, trop nombreux peut-être, choses qui ensuite explosent dans la rage ou
la violence, ou les deux. Maintenant, quand je me demande, Qui ferait ça à sa
sœur ?, je pense à d'autres choses dans l'histoire de ma famille, des choses
qui appartiennent à un passé lointain et d'autres plus récentes. Je pense à la
façon dont, quand j'avais dix ans et lui huit, j'ai cassé le bras de mon frère
Matt, cassé comme ça dans un accès de rage au cours d'une bagarre, un jour,
dans le jardin derrière la maison de mes parents, cassé comme on casse une
branche, et maintenant je sais que, quelle qu'ait pu être la raison immédiate
de ma violence, les raisons véritables étaient plus troubles : la couleur de
ses cheveux, le fait qu'on lui avait donné comme deuxième prénom Jaeger, que je
croyais mériter plus ; le fait qu'il aimait le sport et avait des copains à
l'école, le fait qu'il était né trop vite après moi. Proches par l'âge, nous ne
l'étions pas autrement : je ne me souviens pas d'avoir jamais recherché sa
compagnie, quand j'étais enfant, et je suis sûr qu'il ne voulait pas de la
mienne. Je préférais de loin celle de notre plus jeune frère, Eric, qui
s'intéressait comme moi (en plus talentueux, on s'en apercevrait rapidement) à
la peinture, au dessin, à l'art, et à qui j'ai essayé d'apprendre, quand
j'avais dix ans et lut six seulement, ce qu'était l'Egypte ancienne, ma passion
de l'époque, uniquement pour avoir quelqu'un à qui en parler. Dans notre cave,
je me fabriquais des costumes : des couronnes de pharaon avec des bonbonnes de
Javel vides, des grands colliers et des kilts en carton, la tenue parfaite de
l'oppresseur des Hébreux. Dans ma chambre, à l'étage, je mettais mon costume
d'apparat pharaonique, je brandissais ma crosse et mon fléau, et avec mon
égoïsme d'aîné, ma vanité non négligeable, j'obligeais Eric à réciter à haute
voix les noms et les dates des dynasties, ce qu'il faisait volontiers parce
qu'il voulait (je m'en aperçois maintenant, trop tard) que je l'aime, alors que
moi, je voulais simplement ne pas être seul dans mes jeux étranges. Nous étions
donc là, moi assis sur un petit fauteuil de bureau en chêne, portant une
couronne en plastique peinte en bleu, Eric agenouillé devant moi, bredouillant
des noms et des dates dont il se fichait éperdument, pour essayer de me faire
plaisir.
    A l'égard de Matthew, dont j'avais cassé le bras en deux,
j'ai été, je m'en rends compte à présent, moins cruel. Peut-être que c'est pour
cette raison que, contre toute attente, c'est Matthew qui est devenu mon
compagnon et mon partenaire dans la quête de Shmiel : car les centaines de
photos de nos voyages, d'abord à Bolechow, puis en Australie, en Israël, en
Scandinavie et, finalement, en Ukraine une dernière fois, ont été, avant tout,
des images qui sont passées à travers ses yeux fauves, ces yeux enfoncés dans
un visage identique à ceux de ces icônes devant lesquelles, pendant des
générations, les membres de la famille de sa femme, grecque orthodoxe, ont
prié. Et c'est peut-être pourquoi Eric, le frère que, dans ma vanité et mon
arrogance, dans ma croyance égocentrique que ce qui m'intéressait
l'intéresserait forcément, dans mon désir de le transformer en satellite
lunaire de la planète que j'étais, celui dont j'avais cru faire mon compagnon,
est devenu le frère que je me suis aliéné, après toutes ces années
d'insouciance de ma part.
    Ces silences meurtriers entre frères sont aussi typiques de
ma famille que peuvent l'être certains gènes. Je pense à mon père qui, pendant
trente-cinq ans, n'a pas adressé la parole à son frère aîné, dont il avait été
autrefois très proche, mon oncle Bobby que mon père, quand il était enfant dans
le Bronx, avait observé en silence chaque matin

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