Les disparus
(je l'ai appris seulement après
la mort de Bobby) pendant qu'il attachait les prothèses encombrantes à ses
jambes fines comme des crayons. Bobby, dont la polio – c'est souvent le
cas – a resurgi plus tard au cours de sa vie, pour le tuer, et aux
funérailles duquel, quelques mois avant que mes frères, ma sœur et moi partions
à la recherche du frère inconnu de mon grand-père, mon père a lu un éloge si
poignant, d'une émotion si crue, que j'ai compris à ce moment-là que la raison
pour laquelle il ne lui avait pas parlé pendant toutes ces années était que son
émotion était trop intense et non trop dérisoire. Je pense à la façon dont mon
père, comme dans une bizarre équation à somme nulle, dès qu'il s'était remis à
parler à Bobby, avait perdu contact avec son autre frère, un homme charmant,
grand, portant jusqu'à l'âge adulte et à la vieillesse même les traces (presque
invisibles désormais) d'une terrible acné, qui est né le même jour que Matt et
qui, photographe amateur éclairé, a été la première personne à encourager Matt
dans un hobby qui allait devenir sa profession.
Je pense aussi à mon grand-père, à la façon dont il s'était
montré à la fois impérieux et condescendant envers Oncle Julius, qui n'avait
pas commis d'autres péchés que d'être peu séduisant et peu raffiné, de manquer
de Feinheit. Je pense à mon grand-père et à Shmiel, et je me demande
encore une fois ce qui a bien pu se passer entre eux, quelle bouffée d'émotion
méconnue et méconnaissable, qui m'a poussé, un jour, à casser le bras de mon
frère, a conduit mon grand-père à faire quelque chose de bien pire, quelque
chose dont j'ai commencé à me préoccuper, seulement après avoir découvert les
lettres de Shmiel.
Car, lorsque Shmiel s'est assis pour
écrire cette lettre, ce lundi de janvier 1939, il avait besoin d'argent pour
sauver son camion ; à la fin de l'année, ce serait pour sauver sa vie qu'il
supplierait qu'on lui envoie de l'argent. Entre janvier et décembre 1939, date
à laquelle la dernière lettre a pu passer, le frère de mon grand-père n'a cessé
d'écrire pour demander de l'argent à mon grand-père, à leur jeune sœur,
Jeanette, un argent destiné non plus à ses camions ou à des réparations, mais à
l'achat de papiers, de déclarations sous serment, de papiers d'émigration pour
(d'abord) les quatre filles, pour deux filles (un peu plus tard), pour une
fille peut-être (finalement), « la chère Lorka », comme il appelait
en plaisantant sa fille aînée, dont le prénom, je l'ai appris d'un certificat
de naissance qui m'a été envoyé, il y a quelques années, par les Archives de
l'État polonais, était Leah.
Si l'état de crise ne cesse immédiatement, il sera
impossible d'endurer la situation. S'il était seulement possible pour le cher
Sam [Mittelmark] de se procurer une déclaration sous serment pour la chère
Lorka, cela rendrait les choses un peu plus faciles pour moi.
Je m'aperçois, en relisant ces lettres, que ce qui les rend
si étrangement émouvantes est dû au fait qu'elles sont adressées à la deuxième
personne du singulier. Chaque lettre est adressée à un « tu » –
« Je te salue et t'embrasse du fond du cœur » est l'adieu préféré de
Shmiel – et pour cette raison, il est difficile, en lisant ces lettres,
des lettres adressées à d'autres, de ne pas se sentir impliqué, de ne pas se
sentir vaguement responsable. Lire les lettres de Shmiel, après que nous les
avons trouvées, a été ma première expérience de l'étrange proximité des morts,
qui parviennent cependant à rester hors d'atteinte.
A mesure que les requêtes d'argent se faisaient plus
véhémentes, les références faites par Shmiel aux « troubles »
devenaient plus stridentes. Au début du printemps, il écrit à mon grand-père
une lettre amère qui commence ainsi : «J'ai eu 44 ans le 19 avril de cette
année et jusqu'à présent je n'ai pas eu une seule bonne journée, c'est chaque
fois quelque chose de différent. » Il poursuit :
Comme les gens qui ont de la chance dans ce domaine sont
heureux – même si je sais bien que, en Amérique, la vie ne sourit pas à
tout le monde ; au moins, ils ne sont pas paralysés par une terreur constante.
La situation concernant les permis pour les camions empire de jour en jour, les
affaires sont gelées, c'est la crise, personne n'a de travail, tout est tendu.
Que Dieu fasse que
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