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Les disparus

Titel: Les disparus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Daniel Mendelsohn
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dès la
première ligne de la lettre proprement dite), suivie d'une remarque défensive
appuyée (je t'aurais écrit sans interruption si seulement tu l'avais
souhaité), qui est elle-même suivie par une phrase d'une désinvolture un
peu forcée. Sans doute, cette raideur, ce ton maladroit est en partie lié au
fait que Shmiel doit demander de l'argent, ce qui n'est jamais une chose
agréable à faire. Mais il se trouve que je connais les autres raisons de cette
maladresse, de cette distance, de cet échec à ressentir les choses, qui sont
perceptibles dans cette lettre. Tu as les cheveux des Mittelmark, disait
parfois ma mère, d'une voix sifflante, quand j'étais petit, m'exilant ainsi de
ma propre identité comme quelqu'un qui partageait certains traits cruciaux de
sa famille, des Jäger et des Jaeger, ces Juifs austro-hongrois, à la fois
magnifiques et dramatiques, pour qui –  parce que leurs beaux visages à grand
front et aux yeux anormalement bleus, au fond de leurs orbites anormalement
profondes, étaient simplement les manifestations physiques des qualités
d'intelligence, de talent artistique, de culture et de raffinement qui,
croyaient-ils, caractérisaient la famille, et que résumait le terme allemand, Feinheit, « raffinement », qu'ils appliquaient souvent à eux-mêmes et
déniaient à ceux qu'ils désapprouvaient pour une raison quelconque – 
l'allure que vous aviez et à qui vous ressembliez étaient des choses particulièrement
importantes. Je déteste quand tu es aussi méchant, me disait-elle en
regardant mes cheveux ondulés. C'est le Mittelmark en toi.
    Le fait est que je sais très bien pourquoi Shmiel se sentait
si maladroit, ce lundi de janvier, en écrivant une lettre à cet homme appelé
Joe. Car le Joe à qui Shmiel Jäger écrivait, en ce lundi d'autrefois, le
« cher Cousin » auquel il adressait cette requête mortifiée, était un
Mittelmark ; et même alors, en janvier 1939, les Jäger et les Mittelmark
étaient à couteaux tirés depuis déjà une génération.
    L'histoire de cette mésentente ressemble, au premier abord,
à une histoire de querelle entre cousins. Mon grand-père et ses frères et sœurs
étaient, après tout, fortement endettés, redevables à leur riche oncle
Mittelmark de leur passage en bateau pour l'Amérique ; et il y avait le fait
horrible que cette dette avait été payée (comme le considérait mon grand-père)
de son poids de chair humaine, de la chair de deux des trois filles Jäger, les
sœurs de mon grand-père : l'aînée, Ray, Ruchele, fiancée au fils
repoussant de cet oncle, Sam Mittelmark, son cousin germain ; et après sa mort, une semaine avant qu'elle ne se marie, la cadette, Jeanette, Neche, mariée
à ce même cousin Sam, après avoir atteint l'âge pour le faire. Tout au long de
sa vie, mon grand-père a blâmé ce cousin pour ces vies malheureuses,
insistait-il, et pour ce que nous savions être les morts prématurées de ces
deux filles, l'une à vingt-six ans, l'autre à trente-cinq ; et il n'est pas
difficile de supposer que ce ressentiment empoisonné était partagé, dans une
certaine mesure, par ses autres frères et sœurs, y compris Shmiel l'esseulé.
    Donc, cela ressemble à une histoire de querelle entre
cousins. Mais si vous lisez attentivement entre les lignes –  si, du moins,
vous êtes une personne qui a grandi dans une famille d'un certain genre, une
famille comprenant, par exemple, cinq frères et sœurs –  vous comprenez
que tout a dû commencer comme une histoire de sentiments empoisonnés entre
frères et sœurs. Quand j'étais jeune, mon grand-père racontait cette histoire
des mariages arrangés de ses deux sœurs à leur cousin, et comme il faisait ce
récit, irrésistiblement tragique, il s'attardait surtout sur l'angoisse que ces
arrangements avaient provoquée chez sa mère, qui s'était soudain retrouvée, à
l'âge de trente-sept ans, veuve et mère de sept enfants jeunes et qui, après
huit années de veuvage à Bolechow, de difficultés et de pauvreté, suivies d'une
terrible guerre, en avait été finalement réduite à vendre –  car c'était
certainement le terme qui convenait –  une première, puis une seconde de
ses adorables filles à son riche frère de New York : le prix qu'elle avait été
contrainte de payer les billets pour l'Amérique et une nouvelle vie pour sa
famille. Quand j'étais jeune, mon grand-père racontait cette histoire et il
disait, Ça lui a brisé le cœur ! Et

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