Les disparus
tant d'années ; je t'aurais écrit sans interruption si seulement tu
l'avais souhaité... J'ose espérer, que toi et ta chère famille, vous allez
bien, comment vont les affaires ? Je ne le sais pas et j'espère que la réponse
est « bien » — mes frères ne s'en sortent pas très bien et le pire de
tout, c’est qu'ils sont tous malades ; de toute façon, je n'ai vraiment pas
besoin de te raconter ce que tu sais mieux que personne.
Puisque, désormais, les temps que nous connaissons sont
pour le moins étranges, pour ne pas dire incroyables, pour ce qui est des
ennuis auxquels les Juifs sont confrontés, j'ose espérer que tu seras en mesure
de m'aider, ne serait-ce qu'en répondant à ma lettre, si tu ne pouvais rien
faire d'autre pour moi...
Naturellement, je viens vers toi avec la requête qui
suit, uniquement si c'est une chose que tu es en mesure de faire : j'ai eu
récemment un accident — non, un désastre —, un de mes camions a été incendié,
celui pour lequel j'avais un permis, et je dois absolument en avoir un autre et
il ne m'est plus possible de rassembler autant d'argent, et je ne peux pas
écrire à mes frères, parce qu'ils se feraient seulement du souci, et de toute
façon ils ne pourront pas m'aider.
D'un côté, je ne suis même pas sûr, cher cousin, que tu
répondras à cette lettre que je t'envoie, mais j'espère que oui. Et donc je
t'en supplie : aide-moi pour ça, pour autant que tu puisses le faire. & si
possible, mets-toi en contact avec mon beau-frère Schneelicht et oblige-le à
m'aider, lui aussi.
Je te fais remarquer qu'au cas où je n’achèterais pas un
autre camion avant le 1 er mars 1939, mon permis d'Etat pour faire du
commerce me sera retiré, et aussi que je suis le seul Juif du comité commercial
de notre communauté à avoir un permis pour un camion.
Je ne vais pas t'écrire une lettre pleurnicharde sur la
façon dont j'ai pu, jusqu'à présent, avoir un permis, et je suis le chef de
famille dans une belle maison, et j'ai quatre filles superbes et bien élevées,
ne me laisse pas radoter là-dessus, je veux simplement continuer à travailler
et ne pas être un fardeau pour qui que ce soit.
Par conséquent, comme je sais qu'un homme d'affaires
américain n'a pas le temps de lire beaucoup, je ne vais pas écrire trop
longtemps, et j'espère que toi et ta chère femme, vous m'avez bien compris, et
j'attendrai un appel de vous, mes très chers — vers qui devrais-je me tourner
en ces temps difficiles, si ce n’est vers les miens ? — Je te serre dans mes
bras et je t'embrasse et la Chère Mina et les chers enfants chéris.
Ma femme et mes chères enfants vous serrent dans leurs
bras et vous embrassent plusieurs fois,
Ton Cousin Sam
Il est clair dès la première ligne de cette lettre qu'elle
n'a pas dû être facile à écrire. Et ce n'est pas parce que Shmiel avait des
difficultés à s'exprimer à l'écrit : il parlait couramment, après tout, quatre
langues, se débrouillait dans deux autres, et ses lettres laissent penser qu'il
était plutôt content de lui pour ce qui était de ses capacités d'expression,
comme du reste, sa belle maison, sa femme, ses quatre filles superbes, son
statut élevé dans la petite ville où sa famille avait vécu depuis trois cents
ans, ses affaires florissantes. L'allemand dans lequel il a choisi d'écrire
coule plutôt facilement de sa plume. Ce n'est pas sa langue maternelle, ni
celle du destinataire d'ailleurs, mais c'était, nous le savons, la lingua
franca pour la correspondance dans la famille. La difficulté venait du fait
qu'il connaissait à peine l'homme à qui il écrivait pour qu'il lui prête une
somme d'argent substantielle.
Ce seul fait suggère, de manière assez poignante, à quel
point Shmiel, très tôt au cours d'une année qui allait se révéler terrible,
s'est inquiété pour ses affaires, pour l'entreprise florissante de commerce de
viande qu'il avait créée, après avoir hérité de la boucherie dans la famille
depuis des siècles et bien gérée par des générations de Jager qui, comme il est
possible de le constater froidement en examinant les registres de la communauté
juive de Bolechow étonnamment nombreux ayant survécu, ont fait progresser leur
sens des affaires (qualité que les certificats de naissance, de mariage et de
décès, ne peuvent pas, évidemment, attester) en faisant des mariages
stratégiques avec des familles exerçant un commerce
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