Les disparus
Les pierres tombales, nous le savions, seraient
toutes en hébreu, effacées, et difficiles à déchiffrer ; de plus, nous savions
que dans ces vieux cimetières juifs, les noms de famille étaient rarement
utilisés, puisque la coutume biblique était toujours de règle : ici repose
un-tel, fils ou fille d'untel. Et nous savions aussi, en raison d'une visite
antérieure d'Alex, qu'il y en avait des centaines et des centaines. Une autre
meule ; d'autres aiguilles. Nous y sommes allés quand même.
Le trajet d'une heure et demie entre L'viv et Bolechow a
paru plus court le lendemain. Nous étions tous de bonne humeur, discutant de
nos découvertes de la veille. Notre chance avait tourné. Et en effet, alors que
nous nous garions le long de ce petit ruisseau qui longe un des côtés de
l'ancien cimetière, Matt s'est mis à crier.
Stop ! Stop ! Sima Jäger ! Sima Jäger !
a-t-il répété, le doigt pointé vers la droite.
Du côté qu'il indiquait se trouvait une pierre tombale
solitaire, au sommet de la colline. Elle portait des caractères romains et non
hébraïques, qui disaient : sima jäger. J'étudiais
cette famille depuis l'âge de treize ans et j'ai donc su immédiatement qu'il
s'agissait de la grand-tante de mon grand-père. Nous nous sommes garés et nous
avons gravi rapidement la colline herbue. Nous avons passé un long moment
là-haut, à prendre des photos des pierres tombales, à les filmer, et quand nous
sommes repartis, j'ai fait ce que font les Juifs quand ils se rendent dans un
cimetière : poser une pierre sur une pierre tombale. J'ai trouvé une pierre et
je l'ai placée sur la pierre tombale de Sima, et j'ai pris d'autres pierres
aussi pour les mettre sur la tombe de mon grand-père, une fois que nous serions
revenus à New York. Au loin, au bord du cimetière, à l'endroit où la procession
de pierres gravées prenait fin soudainement, des enfants blonds ukrainiens se
balançaient sur un vieux pneu suspendu à la branche d'un vieux chêne massif.
C'étaient de beaux enfants et Matt, qui aime photographier les enfants plus que
tout – même si, en raison de ce voyage et des nombreux autres que lui et
moi ferions ensemble, il n'allait photographier que des vieux –, n'a pas
pu résister à l'envie de prendre des photos des filles et des garçons minces et
blonds qui jouaient au milieu des tombes des Juifs oubliés. Sur une de ces
photos, un des garçons s'est hissé sur une pierre tombale particulièrement
grande et à l'aspect solide – très clairement le monument de quelqu'un
d'une stature certaine. Longtemps après que nous sommes rentrés chez nous, j'ai
remarqué pour la première fois que le nom inscrit sur la pierre tombale était kornblüh. Le texte gravé précise :
c'est la tombe d'une fille qui est morte avant même d'avoir pu se marier...
Nous sommes restés là, à regarder Matt prendre ses photos.
L'étendue de terre assez large, sur laquelle le pneu chargé des enfants
piaillants décrivait un grand arc de cercle, était légèrement décolorée et très
dure, comme si elle avait été délibérément damée, il y a bien longtemps.
Il y a un problème de traduction bien connu dans
l'histoire de Caïn et Abel. Ce que dit l'hébreu en fait à un moment donné,
c'est «la voix/le son des sangs de ton frère crient vers moi depuis la
terre ». Comme kol, « voix » ou « son » est au
singulier, mais que le mot pour « sang », d'mây, et la forme du verbe
« crier », tso'akiym, sont au pluriel, il faut trouver un moyen de
résoudre le problème d'accord quand on traduit la déclaration de Dieu. Le
premier, auquel ont recours la plupart des traducteurs, consiste à ignorer tout
simplement la grammaire et à traduire la phrase de la manière suivante :
« La voix du sang de ton frère crie... » Mais c'est évidemment
incorrect, puisqu’un nom au singulier, « voix », ne peut pas être le
sujet d'un verbe au pluriel. Les éditeurs du commentaire de Rachi, dans leur
propre traduction de ce passage, transmettent la vieille syntaxe tout en
essayant d'en dégager le sens : « Le son des sangs de ton frère, ils
crient vers Moi depuis la terre ! » En d'autres termes, la phrase « Le
son des sangs de ton frère » devient essentiellement une interjection
légèrement déchiquetée, mais au sens strict, toujours déconnectée du point de
vue de la syntaxe de la déclaration réelle, qui veut que des choses soient en
train de crier depuis la
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