Les disparus
terre (Rachi, soit dit en passant, explique l'étrange
pluriel « sangs » de deux façons, l'une assez figurative et Vautre
tout à fait littérale. Tout d'abord, Rachi pense poétiquement : il imagine que
les pluriels font référence à « son sang et à celui de sa
progéniture ». Il raisonne ensuite de manière pratique, a la façon dont
pense un homme qui voudrait commettre un meurtre : « Caïn a frappé Abel en
plusieurs endroits parce qu'il ne savait pas d'où s'échapperait son âme. »
).
La traduction de Friedman est bien plus audacieuse et,
je ne peux pas m'empêcher de le penser, bien plus efficace : « Le
bruit ! Le sang de ton frère crie vers moi depuis la terre ! »
Ici, il ne cache pas qu'il arrache ce singulier gênant, « Le bruit ! »,
au reste de la phrase, afin qu'il soit isolé comme une pure exclamation
d'horreur. L'effet produit est double. D'une part, c'est à la fois émouvant et
troublant en quelque sorte de penser que le son du sang répandu dans la
violence pourrait être tellement violent que Dieu lui-même ne pourrait réagir
autrement que de façon humaine, comme s'il plaquait ses mains sur ses oreilles
: le bruit ! Mais ce qui est véritablement étrange dans cette façon de
traiter l'étrange hébreu du texte, c'est qu'il est suggéré, très nettement, que
les cris des victimes innocentes, après que le sang a été répandu, continuent
de jaillir de l'endroit où il a coulé.
Nous avons laissé le
cimetière derrière nous et nous avons marché jusqu'au centre de la ville. Là,
nous nous sommes arrêtés devant la maison qui a été construite sur le site de
celle de Shmiel pour prendre quelques photos. Pendant que nous le faisions, un
jeune Ukrainien, très grand, avec des cheveux blonds coupés au bol et le long
visage d'icône qu'on voit partout dans cette région, a surgi de cette grande
maison et nous a demandé, non sans une certaine agressivité suspicieuse, qui
nous étions et ce que nous faisions. Une fois de plus, Alex a parlé ; une fois
de plus, il a raconté la même histoire. Et une fois de plus, l'accueil
inattendu. Le visage du garçon – il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq
ans – s'est fendu d'un immense sourire, et il nous a fait signe d'entrer.
Il dit que c'est un grand honneur, a dit Alex, et ce n'était
pas la première fois qu'il le disait ce jour-là. Il dit, Entrez, s'il vous
plaît.
Et donc, une fois de plus, nous nous sommes alignés et le
garçon, qui s'appelait Stefan, nous a priés de nous asseoir dans la salle de
séjour, où était accrochée, parmi d'autres éléments de décoration, une
reproduction de La Cène. Il a disparu dans la cuisine et nous avons
entendu une conversation empressée entre Stefan et sa jolie femme blonde,
Ulyana. Quelques minutes plus tard, il a réapparu, une bouteille de cognac à la
main, et il a dit quelque chose à Alex.
Il vous invite tous à boire un verre, a expliqué Alex. Nous
avons tous fait des petits bruits polis en guise de refus, jusqu'à ce qu'il
devienne clair que refuser serait impoli. Nous l'avons laissé remplir nos
verres et nous avons bu. Nous avons bu des toasts à mon grand-père, qui était
né quelque part très près de l'endroit où nous étions assis ; nous avons bu des
toasts à l'Amérique et à l'Ukraine. Il n'était même pas midi. L'émotion intense
et l'improbabilité extrême de la longue matinée commençaient à se faire sentir
; nous étions tous un peu partis. Ulyana s'activait dans la cuisine et, très
vite, Stefan est ressorti en tenant deux poissons séchés par la queue,
expliquant à Alex qu'il voulait que nous les rapportions chez nous. Il a
insisté pour nous servir une autre tournée et nous avons porté de nouveaux
toasts. Stefan a dit que nous nous ressemblions tous et j'ai répondu que
c'était un compliment pour la vertu de ma mère. Rires, nouveaux toasts.
Puis, en pensant à la longue et spacieuse propriété autour
de nous, qui s'étendait loin sur la route en direction de l'église, et qui
abritait des vergers de pommiers, de pruniers et de cognassiers, j'ai prié Alex
de lui demander comment ils s'étaient retrouvés dans cette maison. Stefan a
répondu, en souriant, qu'elle avait appartenu au père de sa femme, qui l'avait
acquise après la guerre. A qui son beau-père l'avait-il achetée ?avons-nous
demandé. Le garçon a écarté les mains en signe de perplexité et a fait
ce même sourire froncé qu'avait fait Maria
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