Les disparus
mort, tout comme elle
l'avait fait. L'époque où ces vieux Juifs, qui m'avaient entouré quand j'étais
un petit garçon et qui savaient, semble-t-il, tant de choses que j'avais besoin
de connaître aujourd'hui, étaient vivants me manquait tellement. Cette fois, je
me l'étais dit dans les premiers mois de ma rencontre avec Mme Begley, au début
du nouveau millénaire, je ne laisserais rien passer, je serais conscient de
chaque mot prononcé, je n'oublierais rien. En la connaissant, avais-je pensé,
j'opérerais une réparation pour tous les autres que j'avais ignorés, à cause de
ma jeunesse et de ma stupidité, ou des deux.
Et donc, juste avant mon départ pour l'Ukraine, en cet été
2001, je lui avais promis que nous irions à Striy pour retrouver sa maison. Une
semaine environ avant de retrouver mes frères et ma sœur à Kennedy Airport, je
suis allé la voir à son appartement. Elle voulait me dire un certain nombre de
choses avant que je parte, m'avait-elle dit un jour au téléphone. Je suis donc
allé chez elle un vendredi. Elle était assise, raide comme un piquet, dans son
fauteuil de la salle de séjour, dans sa robe de velours, la main posée sur sa
canne. Nous allions parler affaires ce jour-là : il n'y avait que du thé glacé
dans la salle de séjour pendant qu'elle me dictait les noms des endroits que je
devais aller voir là-bas. Morszyn, m'a-t-elle dit, prononçant le nom
d'une station thermale dont elle avait encore des brochures promotionnelles, en
polonais et en français, vieilles de soixante ans. Skole. Puis, d'une
main tremblant imperceptiblement, elle a dessiné sur une feuille de papier une
carte destinée à m'indiquer l'endroit où se trouvait la maison où elle avait
vécu quand elle était petite fille à Rzsezow, une petite ville à mi-chemin
entre Cracovie et L'viv (j'ai la feuille de papier dans la main à l'instant).
Ensuite, elle m'a fait noter l'adresse de la maison dans laquelle elle et son
mari, puis son fils, mon ami, avaient vécu autrefois à Striy. Elle était assise
là, austère, antique, se réjouissant de me dicter ces informations, et faisant
semblant de ne pas être excitée.
Devant la maison, nous avions les plus merveilleux lilas,
avait-elle dit. Les plus merveilleux, vous ne pouvez pas imaginer.
J’avais remarqué qu'elle disait souvent vous ne pouvez
pas imaginer lorsqu'elle voulait évoquer un souvenir positif, plaisant, de
son passé, comme s'il avait été inutile d'essayer d'ajouter des adjectifs plus
concrets, plus descriptifs, pour ce qui avait été bien dans le passé puisqu'il
avait entièrement disparu, après tout. Quand elle avait parlé des lilas,
j'avais pris en silence la résolution de lui rapporter des fleurs de la maison
où elle avait vécu, il y avait si longtemps. Ces fleurs-là, je m'étais dit,
elle les accepterait.
Le lendemain de notre première visite à Bolechow, le jour où
nous étions retournés pour voir le cimetière, j'avais dit à Andrew, à Matt, à
Jennifer et à Alex que je voulais vraiment m'arrêter à Striy. Au début, tout le
monde s'est félicité du défi d'avoir à retrouver la maison de Mme Begley et,
naturellement, il leur était impossible de résister à l'idée de faire cette
faveur à une vieille dame juive, une survivante de l'Holocauste, vivant à New
York (ils ne l'avaient pas rencontrée et ça m'amusait d'imaginer ce qu'ils
auraient pensé s'ils avaient été confrontés à cette vieille dame singulière, si
différente des vieilles expansives et adorantes que nous avions connues pendant
notre enfance). Mais la quête a vite laissé place à la frustration. Le problème
de cette maison était, en un certain sens, l'inverse de celui de la maison qui
s'élève aujourd'hui à la place de la maison n° 141 à Bolechow. Là-bas, nous
avions trouvé l'endroit, mais la maison elle-même avait été détruite
– c'était le même endroit, mais la structure était différente. Ici, on
nous disait que la maison était toujours debout – une grande maison sur
l'avenue principale de la ville, tout le monde la connaissait – mais nous
ne pouvions pas la trouver. Numéro cinq, rue du Trois-Mai, m'avait dit Mme
Begley lorsqu'elle m'avait donné la liste des choses à voir en Galicie. Mais
l'histoire, je l'ai appris, a un talent pour créer le chaos dans la géographie
locale, et la rue du Trois-Mai avait changé de nom tant de fois qu'il était
difficile de savoir quelles rues et quelles maisons sous nos
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