Les disparus
des circonstances, Golda), était la complice experte, cuisinant pour lui de superbes repas strictement
cascher, pour lesquels elle était à juste titre « fameuse » dans le
petit monde qu'était son immeuble dans le Bronx, même si mon grand-père prenait
plaisir à ne pas lui faire les compliments dont tout le monde la gratifiait (Alors,
c'est comment, Aby ? lui demandait-elle, anxieuse, après lui avoir servi un
bol de sa soupe, les soupes étant sa spécialité, et il lui répondait, Douce!). Elle faisait ses fameuses soupes, ma grand-mère, et ses kneydlach et
ses laktes, et à chaque Hannoukah, son matzo brei, gratiné
dessus et mou dedans, saupoudré de sucre glace, et elle tenait sa maison
cascher. Scrupuleusement, Nana gardait ses assiettes fleyschedikh, celles qui étaient réservées aux viandes, séparées des assiettes milkhedikh, réservées pour les produits laitiers. Même les torchons étaient strictement
séparés : une série portant des rayures bleues (m'avait dit ma mère), l'autre
des rayures rouges. Avec autant de scrupules, elle séparait strictement de ces
deux premiers services, les assiettes Peysakkdikh, le service de Pâque,
un service en porcelaine de Bavière décoré, un modèle (« Memphis »)
depuis longtemps abandonné, dont les couleurs, plus que les motifs eux-mêmes
(un phénix stylisé, perché sur une tonnelle de fleurs orientales, soulevant une
aile vers le ciel depuis le bord de chaque assiette plate, de chaque ravier à
salade, de chaque coupelle à pain, de chaque assiette à soupe, de chaque
beurrier, de chaque soupière, de chaque saucière, de chaque sucrier),
remettaient en mémoire une époque entièrement révolue. Car qui, aujourd'hui, se
soucie vraiment de ces lavandes, de ces citrines, de ces turquoises, de ces
ivoires, de ces sarcelles, de ces oranges ?
Par conséquent, la famille de ma mère était, comme ils
l'auraient dit eux-mêmes, frum, profondément religieuse. Mais la famille
de mon père, comme je l'ai déjà mentionné, était tout aussi profondément
irréligieuse. C'est parce que mon père avait grandi dans une maison qui était,
par bien des aspects, diamétralement opposée à celle dans laquelle avait été élevée
ma mère, une maison dépourvue des contraintes de la tradition, du judaïsme, de
l'Europe, que nous n'observions pas les fêtes juives pendant mon enfance, dans
les années 1960 et 1970, comme avait pu le faire ma mère pendant son enfance
dans les années 1930 et 1940. Toutefois, Yom Kippour constituait une exception.
Cela avait moins à voir avec le statut auguste de cette fête parmi les fêtes du
calendrier juif qu'avec le fait que c'était la seule qui présentait un attrait
intellectuel ou (comme je le soupçonne encore) esthétique pour mon père
– un scientifique, après tout, un homme qui aime l'idée de la rigueur, de
l'absolu, de la dureté même. L'autodénigrement, l'abnégation de Yom Kippour le
réjouissait. Et il se trouvait donc que, tous les ans, alors qu'il ne mettait
jamais les pieds dans l'étrange et minuscule synagogue où, pendant des années,
ma mère nous avait emmenés mes frères, ma sœur et moi, la synagogue où, un
jour, alors que nous nous rendions, elle et moi, au Yizkor, le service
commémoratif qui a lieu vers la fin des cérémonies de Yom Kippour, elle m'avait
dit que Oncle Shmiel avait quatre filles magnifiques qui avaient été violées
avant d'être tuées par les nazis — même si mon père ne mettait jamais les pieds
dans cet endroit pour les services de Yom Kippour, il observait strictement le
jeûne. En fait, il regardait attentivement la pendule pour s'assurer que
personne ne rompît le jeûne avant que ne se fussent écoulées les vingt-quatre
heures.
La plupart de ces vingt-quatre heures à écoulement effroyablement
long, je dois l'admettre, n'étaient pas habituellement passées par aucun de
nous, y compris ma mère, dans la petite synagogue où nous allions. Et pourtant,
en raison d'une obscure saveur d'étrangeté et d'angoisse légère qui s'attachait
à ce jour de l'année dans notre famille (très probablement à cause des
histoires sur cette journée que mon grand-père aimait raconter, celle du
bûcheron, par exemple), les vingt-quatre heures de jeûne ne pouvaient être
passées, c'était parfaitement clair, à faire quelque chose de
« frivole ». S'amuser avec des jouets était considéré comme frivole.
Regarder la télévision aussi. Allez lire, faites quelque
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