Les disparus
chose de sérieux, nous disait ma mère, l'air un peu absente, alors qu'elle contrôlait, avec
une parfaite maîtrise de soi (me semblait-il alors), les plats d'agneau et de
poulet en train de cuire, les pommes de terre, l'énorme cafetière électrique,
digne d'un hôtel, que tout le monde trouvait choquante, mais aimait secrètement
quand on la voyait fonctionner (« tous ces gens, cette
année ! »), les casseroles de nouilles un peu sucrées ou kugels si
savoureuses, les plats de saumon fumé, de maquereau et de poisson blanc
attendant l'assaut d'une trentaine ou d'une quarantaine d'invités qui, chaque
année, se ruaient dans la maison sur deux niveaux de mes parents pour rompre le
jeûne que la plupart d'entre eux, mais pas tous, avaient observé (une tante que
j'adorais, petite, rousse, à la bouche pulpeuse, jolie comme une goy, disait
tout le monde, s'asseyait sur le sofa de la salle de séjour et disait, Je
bois juste un peu de café, parce que le café, ça ne compte pas !). Donc,
nous, les enfants, nous allions faire quelque chose de sérieux. Mais entre le
fait de ne pas pouvoir manger et le fait de ne pas pouvoir regarder nos
programmes préférés de télévision après l'école, qui étaient les indications de
temps les plus fiables de mon enfance, le jour de jeûne, cet unique jour de
l'année, paraissait incroyablement long, sans le moindre caractère en dehors
d'une sensation d'attente, un jour dépourvu de toutes les qualités
reconnaissables qui, tous les autres jours, rendaient et rendent le passage du
temps supportable.
C'était exactement cette impression, cette association d'un
repas et d'un ennui insupportable – déclenchée, dans le cas de ce trajet
vers l'Australie, par l'abondance plus que par la privation de nourriture
– qui me venait à l'esprit dans cet avion qui nous emmenait de l'autre
côté du monde.
Le trajet de New York à Sydney prend vingt-deux heures, dépourvues
de tout caractère. Mais, bien évidemment, lorsque vous volez vers l'Australie
depuis New York, vous faites un voyage beaucoup plus long, d'une certaine
façon. Nous sommes partis un mercredi dans la soirée ; en raison des
changements de fuseaux horaires, en raison du fait que, lorsque vous voyagez de
New York à Los Angeles, et au-dessus du Pacifique, vous passez la ligne de jour
internationale, nous sommes arrivés un vendredi matin. Et donc quand vous
faites ce voyage, comme Matt et moi l'avons fait en mars 2003, afin de
récupérer un minuscule fragment du passé, vous perdez réellement,
littéralement, du temps : un jeudi de votre vie disparaît purement et
simplement. Et il y a aussi autre chose Quand vous faites ce voyage, vous volez
de l'hémisphère Nord vers l'hémisphère Sud, et vous perdez ainsi, d'une
certaine façon, des périodes de temps bien plus vastes. Nous avons quitté New
York alors que le printemps arrivait et nous avons débarqué à Sydney au début
de l'automne.
Alors qu'avons-nous perdu, quand nous nous sommes envolés
pour aller rencontrer Jack Greene, comme il avait insisté pour que nous le
fassions, un an plus tôt, quand nous avions parlé, ce soir-là, de Bolechow, du
jour d'octobre 1941 où la cousine de ma mère, Ruchele, était partie pour une
promenade dont elle n'était jamais revenue ? Qu'avons-nous perdu ? Ça dépend :
un jour, trois jours, six mois.
Comme bien des petits-enfants
d'immigrants, j'ai grandi en écoutant les histoires de voyages épiques et
étranges.
Il y avait l'histoire du père de mon père, un homme
taciturne, petit, légèrement rabougri, chauve comme mon père, qui avait été
autrefois électricien et qui, de temps en temps, alors que nous dévalions les
escaliers de la maison de mes parents, quand ma grand-mère Kay et lui nous
rendaient visite, se mettait à crier qu'il fallait se calmer, les
gars ! Parce que vous abîmez l'installation électrique ! Un
homme qui était né (nous racontait-on toujours, de sorte que la phrase
résonnait longtemps dans ma tête, comme un slogan ou un titre de chapitre) à
bord d'un bateau, le bateau qui avait emmené les Mendelsohn de Riga à New
York, à un moment donné dans les années 1890. Et pas seulement ça : le père de
mon père avait toujours insisté sur le fait qu'il avait eu un jumeau qui était
mort dans la première enfance. Mais savoir précisément quand cette naissance et
ce voyage avaient eu lieu, quel était le nom du jumeau, de quel bateau il
s'agissait, personne ne
Weitere Kostenlose Bücher