Les Essais, Livre II
dissiez vray, vous mentez donc.
L'art, la raison, la force de la conclusion de cette-cy, sont
pareilles à l'autre, toutesfois nous voyla embourbez. Je voy les
philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale
conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit
un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions
affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand
ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour
leur faire avouër, qu'aumoins assurent et sçavent ils cela, qu'ils
doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette
comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit
inexplicable. Quand ils prononcent, J'ignore, ou, Je doubte, ils
disent que cette proposition s'emporte elle mesme quant et quant le
reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les
mauvaises humeurs, et s'emporte hors quant et quant elle
mesmes.
Cette fantasie est plus seurement conceuë par
interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la
devise d'une balance.
Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine
d'irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion,
si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout
destroussément, qu'il n'est pas en la puissance de Dieu de faire
que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux
ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au
moins, dit-il, est-ce une non legere consolation à l'homme, de ce
qu'il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se
peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que
nous ayons en nostre condition : il ne peut faire les mortels
immortels, ny revivre les trespassez, ny que celuy qui a vescu
n'ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point
eus, n'ayant autre droit sur le passé que de l'oubliance. Et afin
que cette societé de l'homme à Dieu, s'accouple encore par des
exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent
vingt. Voyla ce qu'il dit, et qu'un Chrestien devroit eviter de
passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes
recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur
mesure.
cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet
Quod fugiens semel hora vexit.
Quand nous disons que l'infinité des siecles tant passez
qu'avenir n'est à Dieu qu'un instant : que sa bonté, sapience,
puissance sont mesme chose avecques son essence ; nostre
parole le dit, mais nostre intelligence ne l'apprehende point. Et
toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par
nostre estamine : Et de là s'engendrent toutes les resveries
et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et
poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix.
Mirum quo
procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata
successu
.
Combien insolemment rabroüent Epicurus les Stoiciens, sur ce
qu'il tient l'estre veritablement bon et heureux, n'appartenir qu'à
Dieu, et l'homme sage n'en avoir qu'un ombrage et similitude ?
Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée ! (à
la mienne volonté qu'aucuns du surnom de Chrestiens ne le façent
pas encore) et Thales, Platon, et Pythagoras, l'ont asservy à la
necessité. Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeux, a
faict qu'un grand personnage des nostres a attribué à la divinité
une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les
jours, d'attribuer à Dieu, les evenements d'importance, d'une
particuliere assignation : Par ce qu'ils nous poisent, il
semble qu'ils luy poisent aussi, et qu'il y regarde plus enntier et
plus attentif, qu'aux evenemens qui nous sont legers, ou d'une
suitte ordinaire.
Magna dii curant, parva negligunt
.
Escoutez son exemple : il vous esclaircira de sa raison :
Nec in regnis quidem reges omnia minima curant
.
Comme si à ce Roy là, c'estoit plus et moins de remuer un
Empire, ou la feuille d'un arbre : et si sa providence
s'exerçoit autrement, inclinant l'evenement d'une battaille, que le
sault d'une puce. La main de son gouvernement, se preste à toutes
choses de pareille teneur, mesme force, et mesme ordre :
nostre interest n'y apporte rien : noz mouvements et noz
mesures ne le touchent pas.
Deus ita artifex magnus in magnis, ut minor non sit in
parvis
. Nostre arrogance nous remet
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