Les Essais, Livre II
et n'en vivent que huict : où ils ont la teste si
dure et la peau du front, que le fer n'y peut mordre, et rebouche
contre : où les hommes sont sans barbe : des nations,
sans usage de feu : d'autres qui rendent le sperme de couleur
noire.
Quoy ceux qui naturellement se changent en loups, en jumens, et
puis encore en hommes ? Et s'il est ainsi, comme dit
Plutarque, qu'en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes
sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs,
combien y a il de nos descriptions faulces ? Il n'est plus
risible, ny à l'advanture capable de raison et de societé :
L'ordonnance et la cause de nostre bastiment interne, seroyent pour
la plus part hors de propos.
Davantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance, qui
combattent ces belles regles que nous avons taillées et prescriptes
à nature ? Et nous entreprendrons d'y attacher Dieu
mesme ! Combien de choses appellons nous miraculeuses, et
contre nature ? Cela se fait par chaque homme, et par chasque
nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de
proprietez occultes et de quint'essences ? car aller selon
nature pour nous, ce n'est qu'aller selon nostre intelligence,
autant qu'elle peut suivre, et autant que nous y voyons : ce
qui est audelà, est monstrueux et desordonné. Or à ce compte, aux
plus advisez et aux plus habiles tout sera donc monstrueux :
car à ceux là, l'humaine raison a persuadé, qu'elle n'avoit ny
pied, ny fondement quelconque : non pas seulement pour
asseurer si la neige est blanche : et Anaxagoras la disoit
noire : S'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle
chose : s'il y a science, ou ignorance : ce que
Metrodorus Chius nioit l'homme pouvoir dire. Ou si nous
vivons ; comme Eurypides est en doubte, si la vie que nous
vivons est vie, ou si c'est ce que nous appellons mort, qui soit
vie :
Τίϛ δ᾿οἲδεν εἰ ζῆν τοῡθ᾿ ὁ ϰίϰληται
θανεῑν,
Τὸ ζῆν δὲ θνᾐσϰειν ἔστι.
Et non sans apparence. Car pourquoy prenons nous tiltre d'estre,
de cet instant, qui n'est qu'une eloise dans le cours infini d'une
nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre
perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le
devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie
de ce moment. D'autres jurent qu'il n'y a point de mouvement, que
rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s'il n'y a
qu'un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le
mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu'il n'y a ny
generation ny corruption en nature.
Protagoras dit, qu'il n'y a rien en nature, que le doubte :
Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela
mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses :
Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que
non est. Qu'il n'y a autre certain que l'incertitude. Parmenides,
que de ce qu'il semble, il n'est aucune chose en general. Qu'il
n'est qu'un. Zenon, qu'un mesme n'est pas : Et qu'il n'y a
rien.
Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S'il
est en un autre, ce sont deux. S'il est en soy-mesme, ce sont
encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la
nature des choses n'est qu'une ombre ou fausse ou vaine.
Il m'a tousjours semblé qu'à un homme Chrestien cette sorte de
parler est pleine d'indiscretion et d'irreverence : Dieu ne
peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou
cela. Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine
soubs les loix de nostre parolle. Et l'apparence qui s'offre à
nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus
reveremment et plus religieusement.
Nostre parler a ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le
reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont
Grammariens. Noz procez ne naissent que du debat de
l'interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de
cette impuissance de n'avoir sçeu clairement exprimer les
conventions et traictez d'accord des Princes. Combien de querelles
et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de
cette syllabe,
Hoc
? Prenons la clause que la Logique
mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il
faict beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau
temps. Voyla pas une forme de parler certaine ? Encore nous
trompera elle : Qu'il soit ainsi, suyvons l'exemple : si
vous dites, Je ments, et que vous
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