Les Essais, Livre II
c'est une
raison de particuliere forme) nous le voulons asservir aux
apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a faict
et nous et nostre cognoissance. Par ce que rien ne se fait de rien,
Dieu n'aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy, Dieu nous a-il
mis en main les clefs et les derniers ressorts de sa
puissance ? S'est-il obligé à n'outrepasser les bornes de
nostre science ? Mets le cas, ô homme, que tu ayes peu
remarquer icy quelques traces de ses effects : penses-tu qu'il
y ayt employé tout ce qu'il a peu, et qu'il ayt mis toutes ses
formes et toutes ses idées, en cet ouvrage ? Tu ne vois que
l'ordre et la police de ce petit caveau ou tu és logé, au moins si
tu la vois : sa divinité a une jurisdiction infinie au
delà : ceste piece n'est rien au prix du tout :
omnia cùm coelo terráque
marique,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.
C'est une loy municipale que tu allegues, tu ne sçays pas quelle
est l'universelle. Attache toy à ce à quoy tu és subject, mais non
pas luy : il n'est pas ton confraire, ou concitoyen, ou
compaignon : S'il s'est aucunement communiqué à toy, ce n'est
pas pour se ravaler à ta petitesse, ny pour te donner le
contrerolle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nuës,
c'est pour toy : le Soleil bransle sans sejour sa course
ordinaire : les bornes des mers et de la terre ne se peuvent
confondre : l'eau est instable et sans fermeté : un mur
est sans froissure impenetrable à un corps solide ; l'homme ne
peut conserver sa vie dans les flammes : il ne peut estre et
au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement.
C'est pour toy qu'il a faict ces regles : c'est toy qu'elles
attaquent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu'il les a toutes
franchies quand il luy a pleu. De vray pourquoy tout puissant,
comme il est, auroit il restreint ses forces à certaine
mesure ? en faveur de qui auroit il renoncé son
privilege ? Ta raison n'a en aucune autre chose plus de
verisimilitude et de fondement, qu'en ce qu'elle te persuade la
pluralité des mondes,
Terrámque et solem, lunam, mare,
cætera quæ sunt,
Non esse unica, sed numero magis innumerali.
Les plus fameux esprits du temps passé, l'ont creuë ; et
aucuns des nostres mesmes, forcez par l'apparence de la raison
humaine. D'autant qu'en ce bastiment, que nous voyons, il n'y a
rien seul et un,
cum in summa res nulla sit
una,
Unica quæ gignatur, et unica soláque crescat
:
et que toutes les especes sont multipliées en quelque
nombre : Par où il semble n'estre pas vray-semblable, que Dieu
ait faict ce seul ouvrage sans compaignon : et que la matiere
de ceste forme ayt esté toute espuisée en ce seul individu.
Quare etiam atque etiam tales
fateare necesse est,
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est avido complexu quem tenet æther.
Notamment si c'est un animant, comme ses mouvemens le rendent si
croyable, que Platon l'asseure, et plusieurs des nostres ou le
confirment, ou ne l'osent infirmer : Non plus que ceste
ancienne opinion, que le ciel, les estoilles, et autres membres du
monde, sont creatures composées de corps et ame : mortelles,
en consideration de leur composition : mais immortelles par la
determination du createur. Or s'il y a plusieurs mondes, comme
Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que
sçavons nous si les principes et les regles de cestuy-cy touchent
pareillement les autres ? Ils ont à l'avanture autre visage et
autre police. Epicurus les imagine ou semblables, ou dissemblables.
Nous voyons en ce monde une infinie difference et varieté, pour la
seule distance des lieux. Ny le bled ny le vin se voit, ny aucun de
nos animaux, en ce nouveau coin du monde, que nos peres ont
descouvert : tout y est divers. Et au temps passé, voyez en
combien de parties du monde on n'avoit cognoissance ny de Bacchus,
ny de Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des
especes d'hommes en certains endroits, qui ont fort peu de
ressemblance à la nostre.
Et y a des formes mestisses et ambigues, entre l'humaine nature
et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans
teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine : où ils
sont tous androgynes : où ils marchent de quatre pates :
où ils n'ont qu'un oeil au front, et la teste plus semblable à
celle d'un chien qu'à la nostre : où ils sont moitié poisson
par embas, et vivent en l'eau : où les femmes accouchent à
cinq ans,
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