Les Essais, Livre II
portoient leur peau bien soigneusement estiree
et attachee au dessus, de peur que ce bout ne vist l'air. Et de
ceste diversité aussi, que comme nous honorons les Roys et les
festes, en nous parant des plus honnestes vestements que nous
ayons : en aucunes regions, pour monstrer toute disparité et
submission à leur Roy, les subjects se presentoyent à luy, en leurs
plus viles habillements, et entrants au palais prennent quelque
vieille robe deschiree sur la leur bonne, à ce que tout le lustre,
et l'ornement soit au maistre. Mais suyvons.
Si nature enserre dans les termes de son progrez ordinaire,
comme toutes autres choses, aussi les creances, les jugemens, et
opinions des hommes : si elles ont leur revolution, leur
saison, leur naissance, leur mort, comme les choux : si le
ciel les agite, et les roule à sa poste, qu'elle magistrale
authorité et permanante, leur allons nous attribuant ? Si par
experience nous touchons à la main que la forme de nostre estre
despend de l'air, du climat, et du terroir où nous naissons :
non seulement le tainct, la taille, la complexion et les
contenances, mais encore les facultez de l'ame :
Et plaga
coeli non solum ad robur corporum, sed etiam animorum facit
,
dit Vegece : Et que la Deesse fundatrice de la ville
d'Athenes, choisit à la situer, une temperature de pays, qui fist
les hommes prudents, comme les prestres d'Ægypte apprindrent à
Solon :
Athenis tenue coelum : ex quo etiam acutiores
putantur Attici : crassum Thebis : itaque pingues
Thebani, et valentes
: en maniere qu'ainsi que les
fruicts naissent divers, et les animaux, les hommes naissent aussi
plus et moins belliqueux, justes, temperans et dociles : icy
subjects au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise : icy
enclins à superstition, ailleurs à la mescreance : icy à la
liberté, icy à la servitude : capables d'une science ou d'un
art : grossiers ou ingenieux : obeyssans ou
rebelles : bons ou mauvais, selon que porte l'inclination du
lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion, si on les
change de place, comme les arbres : qui fut la raison, pour
laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses d'abandonner leur pays
aspre et bossu, pour se transporter en un autre doux et
plain : disant que les terres grasses et molles font les
hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles. Si nous voyons
tantost fleurir un art, une creance, tantost une autre, par quelque
influance celeste : tel siecle produire telles natures, et
incliner l'humain genre à tel ou tel ply : les esprits des
hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos champs :
que deviennent toutes ces belles prerogatives dequoy nous nous
allons flattants ? Puis qu'un homme sage se peut mesconter, et
cent hommes, et plusieurs nations : voire et l'humaine nature
selon nous, se mesconte plusieurs siecles, en cecy ou en
cela : quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se
mesconter, et qu'en ce siecle elle ne soit en mescompte ?
Il me semble entre autres tesmoignages de nostre imbecillité,
que celuy-cy ne merite pas d'estre oublié, que par desir mesme,
l'homme ne sçache trouver ce qu'il luy faut : que non par
jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions
estre d'accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter.
Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir :
elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et se
satisfaire.
quid enim ratione timemus
Aut cupimus ? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non poeniteat, votique peracti ?
C'est pourquoy Socrates ne requeroit les Dieux, sinon de luy
donner ce qu'ils sçavoient luy estre salutaire. Et la priere des
Lacedemoniens publique et privée portoit, simplement les choses
bonnes et belles leur estre octroyées : remettant à la
discretion de la puissance supreme le triage et choix
d'icelles.
Conjugium petimus partumque
uxoris, at illi
Notum qui pueri, qualisque futura sit uxor
.
Et le Chrestien supplie Dieu
que sa volonté soit
faicte
: pour ne tomber en l'inconvenient que les poëtes
feignent du Roy Midas. Il requit les dieux que tout ce qu'il
toucheroit se convertist en or : sa priere fut exaucée, son
vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d'or sa
chemise et son vestement : de façon qu'il se trouva accablé
soubs la jouyssance de son desir, et estrené d'une insupportable
commodité : il luy falut desprier ses prieres :
Attonitus novitate mali,
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