Les Essais, Livre II
il n'est rien en somme si extreme, qui ne se trouve
receu par l'usage de quelque nation.
Il est croyable qu'il y a des loix naturelles : comme il se
voit és autres creatures : mais en nous elles sont perduës,
ceste belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et
commander, brouïllant et confondant le visage des choses, selon sa
vanité et inconstance.
Nihil itaque amplius nostrum est :
quod nostrum dico, artis est
.
Les subjets ont divers lustres et diverses considerations :
c'est de là que s'engendre principalement la diversité d'opinions.
Une nation regarde un subject par un visage, et s'arreste à celuy
là : l'autre par un autre.
Il n'est rien si horrible à imaginer, que de manger son pere.
Les peuples qui avoyent anciennement ceste coustume, la prenoyent
toutesfois pour tesmoignage de pieté et de bonne affection,
cherchant par là à donner à leurs progeniteurs la plus digne et
honorable sepulture : logeants en eux mesmes et comme en leurs
moelles, les corps de leurs peres et leurs reliques : les
vivifiants aucunement et regenerants par la transmutation en leur
chair vive, au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est
aysé à considerer quelle cruauté et abomination c'eust esté à des
hommes abreuvez et imbus de ceste superstition, de jetter la
despouïlle des parens à la corruption de la terre, et nourriture
des bestes et des vers.
Lycurgus considera au larrecin, la vivacité, diligence,
hardiesse, et adresse, qu'il y a à surprendre quelque chose de son
voisin, et l'utilité qui revient au public, que chacun en regarde
plus curieusement à la conservation de ce qui est sien : et
estima que de ceste double institution, à assaillir et à defendre,
il s'en tiroit du fruit à la discipline militaire (qui estoit la
principale science et vertu, à quoy il vouloit duire ceste nation)
de plus grande consideration, que n'estoit le desordre et
l'injustice de se prevaloir de la chose d'autruy.
Dionysius le tyran offrit à Platon une robbe à la mode de Perse,
longue, damasquinée, et parfumée : Platon la refusa, disant,
qu'estant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robbe de
femme : mais Aristippus l'accepta, avec ceste responce, que
nul accoustrement ne pouvoit corrompre un chaste courage. Ses amis
tançoient sa lascheté de prendre si peu à coeur, que Dionysius luy
eust craché au visage : Les pescheurs (dit-il) souffrent bien
d'estre baignés des ondes de la mer, depuis la teste jusqu'aux
pieds, pour attraper un goujon. Diogenes lavoit ses choulx, et le
voyant passer, Si tu sçavois vivre de choulx, tu ne ferois pas la
cour à un tyran. A quoy Aristippus, Si tu sçavois vivre entre les
hommes, tu ne laverois pas des choulx. Voylà comment la raison
fournit d'apparence à divers effects. C'est un pot à deux ances,
qu'on peut saisir à gauche et à dextre.
bellum ô terra hospita
portas,
Bello armantur equi, bellum hæc armenta minantur :
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et fræna jugo concordia ferre,
Spes est pacis
.
On preschoit Solon de n'espandre pour la mort de son fils des
larmes impuissantes et inutiles : Et c'est pour cela (dit-il)
que plus justement je les espans, qu'elles sont inutiles et
impuissantes. La femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle
circonstance, ô qu'injustement le font mourir ces meschants
juges ! Aimerois tu donc mieux que ce fust justement ?
luy repliqua il.
Nous portons les oreilles percées, les Grecs tenoient celà pour
une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouïr de nos
femmes, les Indiens le font en public. Les Scythes immoloyent les
estrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de
franchise.
Inde furor vulgi, quod numina
vicinorum
Odit quisque locus, cùm solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit
.
J'ay ouy parler d'un juge, lequel où il rencontroit un aspre
conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matiere agitée de
plusieurs contrarietez, mettoit en marge de son livre,
Question
pour l'amy
, c'est à dire que la verité estoit si embrouillée
et debatue, qu'en pareille cause, il pourroit favoriser celle des
parties, que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu'à faute d'esprit
et de suffisance, qu'il ne peust mettre par tout,
Question pour
l'amy
. Les advocats et les juges de nostre temps, trouvent à
toutes causes, assez de biais pour les accommoder où bon leur
semble. A une science si infinie, dépendant de l'authorité de tant
d'opinions, et d'un
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