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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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essayé de
rabattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à
soy-mesmes des argumens au contraire, et des oppositions si
vehementes, qu'il n'y peut satisfaire. Surquoy Carneades, qui
maintenoit le contraire party, se vantoit de se servir des armes
mesmes et paroles de Chrysippus, pour le combattre : et
s'escrioit à ceste cause contre luy : O miserable, ta force
t'a perdu. Il n'est aucun absurde, selon nous, plus extreme, que de
maintenir que le feu n'eschauffe point, que la lumiere n'esclaire
point, qu'il n'y a point de pesanteur au fer, ny de fermeté, qui
sont notices que nous apportent les sens ; ny creance, ou
science en l'homme, qui se puisse comparer à celle-là en
certitude.
    La premiere consideration que j'ay sur le subject des sens, est
que je mets en doubte que l'homme soit prouveu de tous sens
naturels. Je voy plusieurs animaux, qui vivent une vie entiere et
parfaicte, les uns sans la veuë, autres sans l'ouye : qui
sçait si à nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois, et
plusieurs autres sens ? Car s'il en manque quelqu'un, nostre
discours n'en peut découvrir le defaut. C'est le privilege des
sens, d'estre l'extreme borne de nostre apercevance : Il n'y a
rien au delà d'eux, qui nous puisse servir à les descouvrir :
voire ny l'un sens n'en peut descouvrir l'autre.
    An poterunt oculos aures
reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculive revincent ?
    Ils font trestous, la ligne extreme de nostre faculté.
    seorsum cuique potestas
Divisa est, sua vis cuique est
.
    Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement
aveugle, qu'il n'y void pas, impossible de luy faire desirer la
veuë et regretter son defaut.
    Parquoy, nous ne devons prendre aucune asseurance de ce que
nostre ame est contente et satisfaicte de ceux que nous
avons : veu qu'elle n'a pas dequoy sentir en cela sa maladie
et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose
à cet aveugle, par discours, argument, ny similitude, qui loge en
son imagination aucune apprehension, de lumiere, de couleur, et de
veuë. Il n'y a rien plus arriere, qui puisse pousser le sens en
evidence. Les aveugles nais, qu'on void desirer à voir, ce n'est
pas pour entendre ce qu'ils demandent : ils ont appris de
nous, qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à
desirer, qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effects
et consequences : mais ils ne sçavent pourtant pas que c'est,
ny ne l'apprehendent ny pres ny loing.
    J'ay veu un gentil-homme de bonne maison, aveugle nay, aumoins
aveugle de tel aage, qu'il ne sçait que c'est que de veuë : il
entend si peu ce qui luy manque, qu'il use et se sert comme nous,
des paroles propres au voir, et les applique d'une mode toute
sienne et particuliere. On luy presentoit un enfant duquel il
estoit parrain, l'ayant pris entre ses bras : Mon Dieu,
dit-il, le bel enfant, qu'il le fait beau voir, qu'il a le visage
gay. Il dira comme l'un d'entre nous, Ceste sale a une belle veuë,
il fait clair, il fait beau soleil. Il y a plus : car par ce
que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et
qu'il l'a ouy dire, il s'y affectionne et s'y embesoigne : et
croid y avoir la mesme part, que nous y avons : il s'y picque
et s'y plaist, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On
luy crie, que voyla un liévre, quand on est en quelque belle
splanade, où il puisse picquer : et puis on luy dit encore,
que voyla un lievre pris : le voyla aussi fier de sa prise,
comme il oit dire aux autres, qu'ils le sont. L'esteuf, il le prend
à la main gauche, et le pousse à tout sa raquette : de la
harquebouse, il en tire à l'adventure, et se paye de ce que ses
gens luy disent, qu'il est ou haut, ou costier.
    Que sçait-on si le genre humain fait une sottise pareille, à
faute de quelque sens, et que par ce defaut, la plus part du visage
des choses nous soit caché ? Que sçait-on, si les difficultez
que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature, viennent de
là ? et si plusieurs effets des animaux qui excedent nostre
capacité, sont produicts par la faculté de quelque sens, que nous
ayons à dire ? et si aucuns d'entre eux ont une vie plus
pleine par ce moyen, et entiere que la nostre ? Nous
saisissons la pomme quasi par tous nos sens : nous y trouvons
de la rougeur, de la polisseure, de l'odeur et de la douceur :
outre cela, elle peut avoir d'autres vertus, comme

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