Les Essais, Livre II
sienne, qui
luy feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses
disciples, comme les regents du Landit.
C'est ce qui a faict valoir plusieurs choses de neant, qui a mis
en credit plusieurs escrits, et chargé de toute sorte de matiere
qu'on a voulu : une mesme chose recevant mille et mille, et
autant qu'il nous plaist d'images et considerations diverses.
Est-il possible qu'Homere aye voulu dire tout ce qu'on luy fait
dire : et qu'il se soit presté à tant et sidiverses figures,
que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute
sorte de gents, qui traittent sciences, pour diversement et
contrairement qu'ils les traittent, s'appuyent de luy, s'en
rapportent à luy : Maistre general à touts offices, ouvrages,
et artisans : General Conseiller à toutes entreprises ?
Quiconque a eu besoing d'oracles et de predictions, en y a trouvé
pour son faict. Un personnage sçavant et de mes amis, c'est
merveille quels rencontres et combien admirables il fait naistre,
en faveur de nostre religion : et ne se peut aysément departir
de ceste opinion, que ce ne soit le dessein d'Homere, (si luy est
cet autheur aussi familier qu'à homme de nostre siecle) Et ce qu'il
trouve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l'avoient
trouvé en faveur des leurs.
Voyez demener et agiter Platon, chacun s'honorant de l'appliquer
à soy, le couche du costé qu'il le veut. On le promeine et l'insere
à toutes les nouvelles opinions, que le monde reçoit : et le
differente lon à soy-mesmes selon le different cours des
choses : On fait desadvoüer à son sens, les moeurs licites en
son siecle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre. Tout cela,
vivement et puissamment, autant qu'est puissant et vif l'esprit de
l'interprete.
Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus, et ceste sienne
sentence, Que toutes choses avoyent en elles les visages qu'on y
trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire
conclusion : c'est que les subjects n'avoient du tout rien de
ce que nous y trouvions : et de ce que le miel estoit doux à
l'un, et amer à l'autre, il argumentoit, qu'il n'estoit ny doux, ny
amer. Les Pyrrhoniens diroient qu'ils ne sçavent s'il est doux ou
amer, ou ny l'un ny l'autre, ou tous les deux : car ceux-cy
gaignent tousjours le haut poinct de la dubitation.
Les Cyrenayens tenoyent, que rien n'estoit preceptible par le
dehors, et que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit
par l'interne attouchement, comme la douleur et la volupté :
ne recognoissants ny ton, ny couleur, mais certaines affections
seulement, qui nous en venoyent : et que l'homme n'avoit autre
siege de son jugement. Protagoras estimoit estre vray à chacun, ce
qui semble à chacun. Les Epicuriens logent aux sens tout jugement,
et en la notice des choses, et en la volupté. Platon a voulu, le
jugement de la verité, et la verité mesme retirée des opinions et
des sens, appartenir à l'esprit et à la cogitation.
Ce propos m'a porté sur la consideration des sens, ausquels git
le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui
se cognoist, il se cognoist sans doubte par la faculté du
cognoissant : car puis que le jugement vient de l'operation de
celuy qui juge, c'est raison que ceste operation il la parface par
ses moyens et volonté, non par la contraincte d'autruy : comme
il adviendroit, si nous cognoissions les choses par la force et
selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s'achemine en
nous par les sens, ce sont nos maistres :
via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus, templáque mentis
.
La science commence par eux, et se resout en eux. Apres tout,
nous ne sçaurions non plus qu'une pierre, si nous ne sçavions,
qu'il y a son, odeur, lumiere, saveur, mesure, poix, mollesse,
durté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voyla le
plant et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et
selon aucuns, science n'est rien autre chose, que sentiment.
Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la
gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont
le commencement et la fin de l'humaine cognoissance.
Invenies primis ab sensibus esse
creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid majore fide porro quàm sensus haberi
Debet ?
Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, tousjours faudra il
leur donner celà, que par leur voye et entremise s'achemine toute
nostre instruction. Cicero dit que Chrysippus ayant
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