Les Essais, Livre II
l'entreprend : qu'elle accroisse hardiment, et qu'on la
nourrisse entre nous le plus qu'on pourra.
Et Platon employant toutes choses à rendre ses citoyens
vertueux, leur conseille aussi, de ne mespriser la bonne estimation
des peuples. Et dit, que par quelque divine inspiration il advient,
que les meschans mesmes sçavent souvent tant de parole, que
d'opinion, justement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage
et son pedagogue sont merveilleux, et hardis ouvriers à faire
joindre les operations et revelations divines tout par tout où faut
l'humaine force. Et pour cette cause peut estre, l'appelloit Timon
en l'injuriant, le grand forgeur de miracles.
Ut trajici poetæ
confugiunt ad Deum, cum explicare argumenti exitum non
possunt
.
Puis que les hommes par leur insuffisance ne se peuvent assez
payer d'une bonne monnoye, qu'on y employe encore la fauce. Ce
moyen a esté practiqué par tous les Legislateurs : et n'est police,
où il n'y ait quelque meslange, ou de vanité ceremonieuse, ou
d'opinion mensongere, qui serve de bride à tenir le peuple en
office. C'est pour cela que la pluspart ont leurs origines et
commencemens fabuleux, et enrichis de mysteres supernaturels. C'est
celà, qui a donné credit aux religions bastardes, et les a faictes
favorir aux gens d'entendement : Et pour cela, que Numa et
Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure creance, les
paissoyent de cette sottise, l'un que la nymphe Egeria, l'autre que
sa biche blanche, luy apportoit de la part des dieux, tous les
conseils qu'il prenoit.
Et l'authorité que Numa donna à ses loix soubs tiltre du
patronage de cette Deesse, Zoroastre Legislateur des Bactrians et
des Perses, la donna aux siennes, soubs le nom du Dieu Oromazis :
Trismegiste des Ægyptiens, de Mercure : Zamolxis des Scythes, de
Vesta : Charondas des Chalcides, de Saturne : Minos des Candiots,
de Juppiter : Lycurgus des Lacedemoniens, d'Apollo : Dracon et
Solon des Atheniens, de Minerve. Et toute police a un Dieu à sa
teste : faucement les autres : veritablement celle, que Moïse
dressa au peuple de Judée sorty d'Ægypte.
La religion des Bedoins, comme dit le sire de Jouinville,
portoit entre autres choses, que l'ame de celuy d'entre eux qui
mouroit pour son prince, s'en alloit en un autre corps plus
heureux, plus beau et plus fort que le premier : au moyen dequoy
ils en hazardoyent beaucoup plus volontiers leur vie ;
In ferrum mens prona viris,
animæque capaces
Mortis, et ignavum est redituræ parcere vitæ
.
Voyla une creance tressalutaire, toute vaine qu'elle soit.
Chasque nation a plusieurs tels exemples chez soy : mais ce subject
meriteroit un discours à part.
Pour dire encore un mot sur mon premier propos : je ne conseille
non plus aux Dames, d'appeller honneur, leur devoir,
ut enim
consuetudo loquitur, id solum dicitur honestum, quod est populari
fama gloriosum
: leur devoir est le marc : leur honneur n'est
que l'escorce. Ny ne leur conseille de nous donner cette excuse en
payement de leur refus : car je presuppose, que leurs intentions,
leur desir, et leur volonté, qui sont pieces où l'honneur n'a que
voir, d'autant qu'il n'en paroist rien au dehors, soyent encore
plus reglées que les effects.
Quæ, quia non liceat, non facit,
illa facit
.
L'offence et envers Dieu, et en la conscience, seroit aussi
grande de le desirer que de l'effectuer. Et puis ce sont actions
d'elles mesmes cachées et occultes, il seroit bien-aysé qu'elles en
desrobassent quelqu'une à la cognoissance d'autruy, d'où l'honneur
depend, si elles n'avoyent autre respect à leur devoir, et à
l'affection qu'elles portent à la chasteté, pour elle mesme.
Toute personne d'honneur choisit de perdre plus tost son
honneur, que de perdre sa conscience.
Chapitre 17 De la presumption
IL y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne
opinion, que nous concevons de nostre valeur. C'est un'affection
inconsiderée, dequoy nous nous cherissons, qui nous represente à
nous mesmes, autres que nous ne sommes. Comme la passion amoureuse
preste des beautez, et des graces, au subject qu'elle embrasse, et
fait que ceux qui en sont espris, trouvent d'un jugement trouble et
alteré, ce qu'ils ayment, autre et plus parfaict qu'il n'est.
Je ne veux pas, que de peur de faillir de ce costé là, un homme
se mescognoisse pourtant, ny qu'il pense estre moins que ce qu'il
est : le jugement doit tout par tout maintenir son
droit : C'est raison qu'il voye en ce subject comme ailleurs,
ce que la
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