Les Essais, Livre II
regardent les femmes propres d'un
vicieux desdein, et plusieurs peres leurs enfants : Ainsi
fay-je : et entre deux pareils ouvrages, poiseroy tousjours
contre le mien. Non tant que la jalousie de mon avancement et
amendement trouble mon jugement, et m'empesche de me satisfaire,
comme que, d'elle mesme la maistrise engendre mespris de ce qu'on
tient et regente. Les polices, les moeurs loingtaines me flattent,
et les langues : Et m'apperçoy que le Latin me pippe par la
faveur de sa dignité, au delà de ce qui luy appartient, comme aux
enfants et au vulgaire. L'oeconomie, la maison, le cheval de mon
voisin, en egale valeur, vault mieux que le mien, de ce qu'il n'est
pas mien. Davantage, que je suis tres-ignorant en mon faict :
J'admire l'asseurance et promesse, que chacun a de soy : là où
il n'est quasi rien que je sçache sçavoir, ny que j'ose me
respondre pouvoir faire. Je n'ay point mes moyens en proposition et
par estat : et n'en suis instruit qu'apres l'effect :
Autant doubteux de ma force que d'une autre force. D'où il advient,
si je rencontre louablement en une besongne, que je le donne plus à
ma fortune, qu'à mon industrie : d'autant que je les desseigne
toutes au hazard et en crainte. Pareillement j'ay en general cecy,
que de toutes les opinions que l'ancienneté à euës de l'homme en
gros, celles que j'embrasse plus volontiers, et ausquelles je
m'attache le plus, ce sont celles qui nous mesprisent, avilissent,
et aneantissent le plus. La Philosophie ne me semble jamais avoir
si beau jeu, que quand elle combat nostre presomption et
vanité ; quand elle recognoist de bonne foy son irresolution,
sa foiblesse, et son ignorance. Il me semble que la mere nourrice
des plus fausses opinions, et publiques et particulieres, c'est la
trop bonne opinion que l'homme a de soy. Ces gens qui se perchent à
chevauchons sur l'epicycle de Mercure, qui voient si avant dans le
ciel, ils m'arrachent les dents : Car en l'estude que je fay,
duquel le subject, c'est l'homme, trouvant une si extreme varieté
de jugemens, un si profond labyrinthe de difficultez les unes sur
les autres, tant de diversité et incertitude, en l'eschole mesme de
la sapience : vous pouvez penser, puis que ces gens là n'ont
peu se resoudre de la cognoissance d'eux mesmes, et de leur propre
condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est
dans eux ; puis qu'ils ne sçavent comment bransle ce qu'eux
mesmes font bransler, ny comment nous peindre et deschiffrer les
ressorts qu'ils tiennent et manient eux mesmes, comment je les
croirois de la cause du flux et reflux de la riviere du Nil. La
curiosité de cognoistre les choses, a esté donnée aux hommes pour
fleau, dit la saincte Escriture.
Mais pour venir à mon particulier, il est bien difficile, ce me
semble, qu'aucun autre s'estime moins, voire qu'aucun autre
m'estime moins, que ce que je m'estime.
Je me tien de la commune sorte, sauf en ce que je m'en
tiens : coulpable des deffectuositez plus basses et
populaires : mais non desadvoüées, non excusées. Et ne me
prise seulement que de ce que je sçay mon prix.
S'il y a de la gloire, elle est infuse en moy superficiellement,
par la trahison de ma complexion : et n'a point de corps, qui
comparoisse à la veuë de mon jugement.
J'en suis arrosé, mais non pas teint.
Car à la verité, quant aux effects de l'esprit, en quelque façon
que ce soit, il n'est jamais party de moy chose qui me
contentast : Et l'approbation d'autruy ne me paye pas. J'ay le
jugement tendre et difficile, et notamment en mon endroit : Je
me sens flotter et fleschir de foiblesse. Je n'ay rien du mien,
dequoy satisfaire mon jugement : j'ay la veue assez claire et
reglée, mais à l'ouvrer elle se trouble : comme j'essaye plus
evidemment en la poësie. Je l'ayme infiniment ; Je me cognois
assez aux ouvrages d'autruy : mais je fay à la verité l'enfant
quand j'y veux mettre la main ; je ne me puis souffrir. On
peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la Poësie.
mediocribus esse poetis
Non dii, non homines, non concessere columnæ
.
Pleust à Dieu que cette sentence se trouvast au front des
boutiques de tous noz Imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant
de versificateurs.
verum
Nil securius est malo Poeta
.
Que n'avons nous de tels peuples ? Dionysius le pere
n'estimoit rien tant de soy, que sa poësie. A la saison des jeux
Olympiques, avec des chariots surpassant tous autres en
magnificence, il envoya aussi des Poëtes
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