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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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quinze dequoy lon parle. Il faut
que ce soit quelque grandeur bien eminente, ou quelque consequence
d'importance, que la fortune y ait jointe, qui face valoir un'
action privée, non d'un harquebuzier seulement, mais d'un Capitaine
: car de tuer un homme, ou deux, ou dix, de se presenter
courageusement à la mort, c'est à la verité quelque chose à chacun
de nous, car il y va de tout : mais pour le monde, ce sont choses
si ordinaires, il s'en voit tant tous les jours, et en faut tant de
pareilles pour produire un effect notable, que nous n'en pouvons
attendre aucune particuliere recommendation.
    casus multis hic cognitus, ac
jam
Tritus, et è medio fortunæ ductus acervo
.
    De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts depuis
quinze cens ans en France, les armes en la main, il n'y en a pas
cent, qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des
chefs seulement, mais des battailles et victoires est
ensevelie.
    Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre,
ne bougent de leur place, et s'esvanoüissent sans durée.
    Si j'avois en ma possession les evenemens incognus, j'en
penserois tresfacilement supplanter les cognus, en toute espece
d'exemples.
    Quoy, que des Romains mesmes, et des Grecs, parmy tant
d'escrivains et de tesmoings, et tant de rares et nobles exploicts,
il en est venu si peu jusques à nous ?
    Ad nos vix tenuis famæ perlabitur
aura
.
    Ce sera beaucoup si d'icy à cent ans on se souvient en gros, que
de nostre temps il y a eu des guerres civiles en France.
    Les Lacedemoniens sacrifioient aux Muses entrans en battaille,
afin que leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimants
que ce fust une faveur divine, et non commune, que les belles
actions trouvassent des tesmoings qui leur sçeussent donner vie et
memoire.
    Pensons nous qu'à chasque harquebusade qui nous touche, et à
chasque hazard que nous courons, il y ait soudain un greffier qui
l'enrolle ? et cent greffiers outre cela le pourront escrire,
desquels les commentaires ne dureront que trois jours, et ne
viendront à la veuë de personne. Nous n'avons pas la milliesme
partie des escrits anciens ; c'est la fortune qui leur donne
vie, ou plus courte, ou plus longue, selon sa faveur : et ce que
nous en avons, il nous est loisible de doubter, si c'est le pire,
n'ayans pas veu le demeurant. On ne fait pas des histoires de
choses de si peu : il faut avoir esté chef à conquerir un Empire,
ou un Royaume, il faut avoir gaigné cinquante deux battailles
assignées, tousjours plus foible en nombre, comme Cæsar. Dix mille
bons compagnons et plusieurs grands Capitaines, moururent à sa
suitte, vaillamment et courageusement, desquels les noms n'ont duré
qu'autant que leurs femmes et leurs enfans vesquirent :
    quos fama obscura
recondit
.
    De ceux mesme, que nous voyons bien faire, trois mois, ou trois
ans apres qu'ils y sont demeurez, il ne s'en parle non plus que
s'ils n'eussent jamais esté. Quiconque considerera avec juste
mesure et proportion, de quelles gens et de quels faits, la gloire
se maintient en la memoire des livres, il trouvera qu'il y a de
nostre siecle, fort peu d'actions, et fort peu de personnes, qui y
puissent pretendre nul droict. Combien avons nous veu d'hommes
vertueux, survivre à leur propre reputation, qui ont veu et
souffert esteindre en leur presence, l'honneur et la gloire
tres-justement acquise en leurs jeunes ans ? Et pour trois ans
de cette vie fantastique et imaginaire, allons nous perdant nostre
vraye vie et essentielle, et nous engager à une mort
perpetuelle ? Les sages se proposent une plus belle et plus
juste fin, à une si importante entreprise.
    Recte facti, fecisse merces est :
Officii fructus, ipsum officium est
.
    Il seroit à l'advanture excusable à un peintre ou autre artisan,
ou encores à un Rhetoricien ou Grammairien, de se travailler pour
acquerir nom, par ses ouvrages : mais les actions de la vertu,
elles sont trop nobles d'elles mesmes, pour rechercher autre loyer,
que de leur propre valeur : et notamment pour la chercher en la
vanité des jugemens humains.
    Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir les
hommes en leur devoir : si le peuple en est esveillé à la vertu :
si les Princes sont touchez, de voir le monde benir la memoire de
Trajan, et abominer celle de Neron : si cela les esmeut ; de
voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si
redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier
qui

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