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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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et des Musiciens, pour
presenter ses vers, avec des tentes et pavillons dorez et tapissez
royalement. Quand on vint à mettre ses vers en avant, la faveur et
excellence de la prononciation attira sur le commencement
l'attention du peuple. Mais quand par apres il vint à poiser
l'ineptie de l'ouvrage, il entra premierement en mespris : et
continuant d'aigrir son jugement, il se jetta tantost en furie, et
courut abbattre et deschirer par despit tous ces pavillons. Et ce
que ces chariots ne feirent non plus, rien qui vaille en la course,
et que la navire, qui rapportoit ses gents, faillit la Sicile, et
fut par la tempeste poussée et fracassée contre la coste de
Tarante : il tint pour certain que c'estoit l'ire des Dieux
irritez comme luy, contre ce mauvais poëme : et les mariniers
mesmes, eschappez du naufrage, alloient secondant l'opinion de ce
peuple : à laquelle, l'oracle qui predit sa mort, sembla aussi
aucunement soubscrire. Il portoit, que Dionysius seroit pres de sa
fin, quand il auroit vaincu ceux qui vaudroyent mieux que luy. Ce
qu'il interpreta des Carthaginois, qui le surpassoyent en
puissance. Et ayant affaire à eux, gauchissoit souvent la victoire,
et la temperoit, pour n'encourir le sens de cette prediction. Mais
il l'entendoit mal : car le Dieu marquoit le temps de
l'advantage, que par faveur et injustice il gaigna à Athenes sur
les poëtes tragiques, meilleurs que luy : ayant faict jouer à
l'envy la sienne, intitulée les Leneïens. Soudain apres laquelle
victoire, il trespassa : et en partie pour l'excessive joye,
qu'il en conceut.
    Ce que je treuve excusable du mien, ce n'est pas de soy, et à la
verité : mais c'est à la comparaison d'autres choses pires,
ausquelles je voy qu'on donne credit. Je suis envieux du bonheur de
ceux, qui se sçavent resjouyr et gratifier en leur besongne ;
car c'est un moyen aysé de se donner du plaisir, puis qu'on le tire
de soy-mesmes : Specialement s'il y a un peu de fermeté en
leur opiniastrise. Je sçay un Poëte, à qui fort et foible, en
foulle et en chambre, et le ciel et la terre, crient qu'il n'y
entend guere. Il n'en rabat pour tout cela rien de la mesure à quoy
il s'est taillé. Tousjours recommence, tousjours reconsulte :
et tousjours persiste, d'autant plus ahurté en son advis, qu'il
touche à luy seul, de le maintenir. Mes ouvrages, il s'en faut tant
qu'ils me rient, qu'autant de fois que je les retaste, autant de
fois je m'en despite.
    Cum relego, scripsisse pudet,
quia plurima cerno,
Me quoque qui feci, judice, digna lini
.
    J'ay tousjours une idée en l'ame, qui me presente une meilleure
forme, que celle que j'ay mis en besongne, mais je ne la puis
saisir ny exploicter. Et cette idée mesme n'est que du moyen
estage. J'argumente par là, que les productions de ces riches et
grandes ames du temps passé, sont bien loing au delà de l'extreme
estenduë de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me
satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m'estonnent et
transissent d'admiration. Je juge leur beauté, je la voy, sinon
jusques au bout, au moins si avant qu'il m'est impossible d'y
aspirer. Quoy que j'entreprenne, je doibs un sacrifice aux Graces,
comme dit Plutarque de quelqu'un, pour practiquer leur faveur.
    si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia gratiis
.
    Elles m'abandonnent par tout : Tout est grossier chez moy,
il y a faute de polissure et de beauté : Je ne sçay faire
valoir les choses pour le plus que ce qu'elles valent : Ma
façon n'ayde rien à la matiere. Voyla pourquoy il me la faut forte,
qui aye beaucoup de prise, et qui luyse d'elle mesme. Quand j'en
saisi des populaires et plus gayes, c'est pour me suivre, moy, qui
n'aime point une sagesse ceremonieuse et triste, comme fait le
monde : et pour m'egayer, non pour egayer mon stile, qui les
veut plustost graves et severes : Aumoins si je doy nommer
stile, un parler informe et sans regle : Un jargon populaire,
et un proceder sans definition, sans partition, sans conclusion,
trouble, à la façon de celuy d'Amafanius et de Rabirius. Je ne sçay
ny plaire, ny resjouyr, ny chatouiller : Le meilleur compte du
monde se seche entre mes mains, et se ternit. Je ne sçay parler
qu'en bon escient. Et suis du tout desnué de cette facilité, que je
voy en plusieurs de mes compagnons, d'entretenir les premiers
venus, et tenir en haleine toute une trouppe, ou amuser sans se
lasser, l'oreille d'un prince, de toute sorte de

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