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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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sang.
    Et pour revenir à sa justice, il n'est rien qu'on y puisse
accuser, que les rigueurs, dequoy il usa au commencement de son
Empire, contre ceux qui avoyent suivy le party de Constantius son
predecesseur. Quant à sa sobrieté, il vivoit tousjours un vivre
soldatesque : et se nourrissoit en pleine paix, comme celuy
qui se preparoit et accoustumoit à l'austerité de la guerre. La
vigilance estoit telle en luy, qu'il departoit la nuict à trois ou
à quatre parties, dont la moindre estoit celle qu'il donnoit au
sommeil : le reste, il l'employoit à visiter luy mesme en
personne, l'estat de son armée et ses gardes, ou à estudier :
car entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent
en toute sorte de literature. On dit d'Alexandre le grand,
qu'estant couché, de peur que le sommeil ne le desbauchast de ses
pensemens, et de ses estudes, il faisoit mettre un bassin joignant
son lict, et tenoit l'une de ses mains au dehors, avec une boulette
de cuivre : affin que le dormir le surprenant, et relaschant
les prises de ses doigts, cette boullette par le bruit de sa
cheutte dans le bassin, le reveillast. Cettuy-cy avoit l'ame si
tendue à ce quil vouloit, et si peu empeschée de fumées, par sa
singuliere abstinence, qu'il se passoit bien de cet artifice. Quant
à la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties
d'un grand Capitaine : aussi fut-il quasi toute sa vie en
continuel exercice de guerre : et la pluspart, avec nous, en
France contre les Allemans et Francons. Nous n'avons guere memoire
d'homme, qui ait veu plus de hazards, ny qui ait plus souvent faict
preuve de sa personne. Sa mort a quelque chose de pareil à celle
d'Epaminondas : car il fut frappé d'un traict, et essaya de
l'arracher, et l'eust fait, sans ce que le traict estant tranchant,
il se couppa et affoiblit la main. Il demandoit incessamment qu'on
le repportast en ce mesme estat, en la meslée, pour y encourager
ses soldats ; lesquels contesterent cette battaille sans luy,
trescourageusement, jusques à ce que la nuict separa les armées. Il
devoit à la philosophie, un singulier mespris, en quoy il avoit sa
vie, et les choses humaines. Il avoit ferme creance de l'eternité
des ames.
    En matiere de religion, il estoit vicieux par tout ; on l'a
surnommé l'Apostat, pour avoir abandonné la nostre :
toutesfois cette opinion me semble plus vray-semblable, qu'il ne
l'avoit jamais euë à coeur, mais que pour l'obeïssance des loix il
s'estoit feint jusques à ce qu'il tinst l'Empire en sa main. Il fut
si superstitieux en la sienne, que ceux mesmes qui en estoyent de
son temps, s'en mocquoient : et disoit-on, s'il eust gaigné la
victoire contre les Parthes, qu'il eust fait tarir la race des
boeufs au monde, pour satisfaire à ses sacrifices. Il estoit aussi
embabouyné de la science divinatrice, et donnoit authorité à toute
façon de prognostics. Il dit entre autres choses, en mourant, qu'il
sçavoit bon gré aux dieux et les remercioit, dequoy ils ne
l'avoyent pas voulu tuer par surprise, l'ayant de long temps
adverty du lieu et heure de sa fin, ny d'une mort molle ou lasche,
mieux convenable aux personnes oysives et delicates, ny
languissante, longue et douloureuse : et qu'ils l'avoyent
trouvé digne de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses
victoires, et en la fleur de sa gloire. Il avoit eu une pareille
vision à celle de Marcus Brutus, qui premierement le menassa en
Gaule, et depuis se representa à luy en Perse, sur le point de sa
mort.
    Ce langage qu'on luy fait tenir, quand il se sentit
frappé : Tu as veincu, Nazareen : ou, comme d'autres,
Contente toy, Nazareen ; à peine eust il esté oublié, s'il
eust esté creu par mes tesmoings : qui estants presens en
l'armée ont remarqué jusques aux moindres mouvements et parolles de
sa fin : non plus que certains autres miracles, qu'on y
attache.
    Et pour venir au propos de mon theme : il couvoit, dit
Marcellinus, de long temps en son coeur, le paganisme ; mais
par ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l'osoit
descouvrir. En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa
volonté, il fit ouvrir les temples des dieux, et s'essaya par tous
moyens de mettre sus l'idolatrie. Pour parvenir à son effect, ayant
rencontré en Constantinople, le peuple descousu, avec les Prelats
de l'Eglise Chrestienne divisez, les ayant faict venir à luy au
Palais, les admonesta instamment d'assoupir ces dissentions
civiles, et que chacun sans

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