Les Essais, Livre II
charge de son aise : et le voy du tout incapable de
porter une si pure, si constante volupté, et si universelle. De
vray il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d'en
eschapper, comme d'un pas, où il ne se peut fermir, où il craind
d'enfondrer.
Quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la
meilleure bonté que j'aye, a quelque teinture vicieuse. Et crains
que Platon en sa plus nette vertu (moy qui en suis autant sincere
et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu'autre
puisse estre) s'il y eust escouté de pres (et il y escoutoit de
pres) il y eust senty quelque ton gauche, de mixtion humaine :
mais ton obscur, et sensible seulement à soy. L'homme en tout et
par tout, n'est que rappiessement et bigarrure.
Les loix mesmes de la justice, ne peuvent subsister sans quelque
meslange d'injustice : Et dit Platon, que ceux-là
entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster des
loix toutes incommoditez et inconveniens.
Omne magnum exemplum
habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica
rependitur
, dit Tacitus.
Il est pareillement vray, que pour l'usage de la vie, et service
du commerce public, il y peut avoir de l'excez en la pureté et
perspicacité de noz esprits : Cette clarté penetrante, a trop
de subtilité et de curiosité : Il les faut appesantir et
esmousser, pour les rendre plus obeissans à l'exemple et à la
pratique ; et les espessir et obscurcir, pour les
proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre. Pourtant se
trouvent les esprits communs et moins tendus, plus propres et plus
heureux à conduire affaires : Et les opinions de la
philosophie eslevées et exquises, se trouvent ineptes à l'exercice.
Cette pointue vivacité d'ame, et cette volubilité soupple et
inquiete, trouble nos negotiations. Il faut manier les entreprises
humaines, plus grossierement et superficiellement ; et en
laisser bonne et grande part, pour les droits de la fortune. Il
n'est pas besoin d'esclairer les affaires si profondement et si
subtilement : On s'y perd, à la consideration de tant de
lustres contraires et formes diverses,
volutantibus res inter
se pugnantes, obtorpuerant animi
.
C'est ce que les anciens disent de Simonides : par ce que
son imagination luy presentoit sur la demande que luy avoit faict
le Roy Hieron (pour à laquelle satisfaire il avoit eu plusieurs
jours de pensement) diverses considerations, aiguës et
subtiles : doubtant laquelle estoit la plus vray-semblable, il
desespera du tout de la verité.
Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances, et
consequences, il empesche son eslection : Un engin moyen,
conduit esgallement, et suffit aux executions, de grand, et de
petit poix. Regardez que les meilleurs mesnagers, sont ceux qui
nous sçavent moins dire comme ils le sont ; et que ces
suffisans conteurs, n'y font le plus souvent rien qui vaille. Je
sçay un grand diseur, et tresexcellent peintre de toute sorte de
mesnage, qui a laissé bien piteusement, couler par ses mains, cent
mille livres de rente. J'en sçay un autre, qui dit, qu'il consulte
mieux qu'homme de son conseil, et n'est point au monde une plus
belle montre d'ame, et de suffisance, toutesfois aux effects, ses
serviteurs trouvent, qu'il est tout autre ; je dy sans mettre
le malheur en conte.
Chapitre 21 Contre la faineantise
L'EMPEREUR Vespasien estant malade de la maladie, dont il
mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de
l'Empire : et dans son lict mesme, despeschoit sans cesse
plusieurs affaires de consequence : et son medecin l'en
tançant, comme de chose nuisible à sa santé : Il faut,
disoit-il, qu'un Empereur meure debout. Voila un beau mot, à mon
gré, et digne d'un grand prince. Adrian l'Empereur s'en servit
depuis à ce mesme propos : et le devroit on souvent
ramentevoir aux Roys, pour leur faire sentir, que cette grande
charge, qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes, n'est
pas une charge oisive ; et qu'il n'est rien qui puisse si
justement desgouster un subject, de se mettre en peine et en hazard
pour le service de son Prince, que de le voir appoltronny cependant
luy-mesme, à des occupations lasches et vaines : et d'avoir
soing de sa conservation, le voyant si nonchalant de la nostre.
Quand quelqu'un voudra maintenir, qu'il vaut mieux que le prince
conduise ses guerres par autre que par soy : la fortune luy
fournira assez d'exemples de ceux, à qui leurs lieutenans ont mis à
chef des grandes
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