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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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entierement le port et la contenance
d'un homme gouteux. En fin la fortune luy fit ce plaisir de l'en
rendre tout à faict.
    Tantum cura potest et ars
doloris,
Desiit fingere Cælius podagram
.
    J'ay veu en quelque lieu d'Appian, ce me semble, une pareille
histoire, d'un qui voulant eschapper aux proscriptions des
triumvirs de Rome, pour se desrober de la cognoissance de ceux qui
le poursuyvoient, se tenant caché et travesti, y adjousta encore
ceste invention, de contre-faire le borgne : quand il vint à
recouvrer un peu plus de liberté, et qu'il voulut deffaire
l'emplatre qu'il avoit long temps porté sur son oeil, il trouva que
sa veuë estoit effectuellement perdue soubs ce masque. Il est
possible que l'action de la veuë s'estoit hebetée, pour avoir esté
si long temps sans exercice, et que la force visive s'estoit toute
rejetée en l'autre oeil : Car nous sentons evidemment que
l'oeil que nous tenons couvert, r'envoye à son compaignon quelque
partie de son effect : en maniere que celuy qui reste, s'en
grossit et s'en enfle : Comme aussi l'oisiveté, avec la
chaleur des liaisons et des medicamens, avoit bien peu attirer
quelque humeur podagrique au gouteux de Martial.
    Lisant chez Froissard, le voeu d'une troupe de jeunes
gentils-hommes Anglois, de porter l'oeil gauche bandé, jusques à ce
qu'ils eussent passé en France, et exploité quelque faict d'armes
sur nous : je me suis souvent chatouïllé de ce pensement,
qu'il leur eust pris, comme à ces autres, et qu'ils se fussent
trouvez tous éborgnez au revoir des maistresses, pour lesquelles
ils avoyent faict l'entreprise.
    Les meres ont raison de tancer leurs enfans, quand ils
contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres
defauts de la personne : car outre ce que le corps ainsi
tendre en peut recevoir un mauvais ply, je ne sçay comment il
semble que la fortune se joüe à nous prendre au mot : et j'ay
ouy reciter plusieurs exemples de gens devenus malades ayant
dessigné de feindre l'estre.
    De tout temps j'ay apprins de charger ma main et à cheval et à
pied, d'une baguette ou d'un baston : jusques à y chercher de
l'elegance, et m'en sejourner, d'une contenance affettée. Plusieurs
m'ont menacé, que fortune tourneroit un jour ceste mignardise en
necessité. Je me fonde sur ce que je seroy le premier goutteux de
ma race.
    Mais alongeons ce chapitre et le bigarrons d'une autre piece, à
propos de la cecité. Pline dit d'un, qui songeant estre aveugle en
dormant, se le trouva l'endemain, sans aucune maladie precedente.
La force de l'imagination peut bien ayder à cela, comme j'ay dit
ailleurs, et semble que Pline soit de cet advis : mais il est
plus vray-semblable, que les mouvemens que le corps sentoit au
dedans, desquels les medecins trouveront, s'ils veulent, la cause,
qui luy ostoient la veuë, furent occasion du songe.
    Adjoustons encore un'histoire voisine de ce propos, que Seneque
recite en l'une de ses lettres : Tu sçais (dit-il) escrivant à
Lucilius, que Harpasté la folle de ma femme, est demeurée chez moy
pour charge hereditaire : car de mon goust je suis ennemy de
ces monstres, et si j'ay envie de rire d'un fol, il ne me le faut
chercher guere loing, je ris de moy-mesme. Ceste folle, a
subitement perdu la veuë. Je te recite chose estrange, mais
veritable : elle ne sent point qu'elle soit aveugle, et presse
incessamment son gouverneur de l'emmener, par ce qu'elle dit que ma
maison est obscure. Ce que nous rions en elle, je te prie croire,
qu'il advient à chacun de nous : nul ne cognoist estre avare,
nul convoiteux. Encore les aveugles demandent un guide, nous nous
fourvoions de nous mesmes. Je ne suis pas ambitieux, disons nous,
mais à Rome on ne peut vivre autrement : je ne suis pas
sumptueux, mais la ville requiert une grande despence : ce
n'est pas ma faute, si je suis cholere, si je n'ay encore establi
aucun train asseuré de vie, c'est la faute de la jeunesse. Ne
cherchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous : il
est planté en nos entrailles. Et cela mesme, que nous ne sentons
pas estre malades, nous rend la guerison plus malaisée. Si nous ne
commençons de bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourveu
à tant de playes et à tant de maux ? Si avons nous une
tres-douce medecine, que la philosophie : car des autres, on
n'en sent le plaisir, qu'apres la guerison, ceste cy plaist et
guerit ensemble.
    Voyla ce que dit Seneque, qui m'a emporté hors de mon
propos : mais il y a du

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