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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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suite, ne doy pas craindre de loger icy un peu
à l'escart, une tresbelle histoire. Quand elles sont si riches de
leur propre beauté, et se peuvent seules trop soustenir, je me
contente du bout d'un poil, pour les joindre à mon propos. Entre
les autres condamnez par Philippus, avoit esté un Herodicus, prince
des Thessaliens. Apres luy, il avoit encore depuis faict mourir ses
deux gendres, laissants chacun un fils bien petit. Theoxena et
Archo estoyent les deux vefves. Theoxena ne peut estre induicte à
se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris, le
premier homme d'entre les Æniens, et en eut nombre d'enfants,
qu'elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d'une
charité maternelle envers ses nepveux, pour les avoir en sa
conduitte et protection, espousa Poris. Voicy venir la proclamation
de l'edict du Roy. Ceste courageuse mere, se deffiant et de la
cruauté de Philippus, et de la licence de ses satellites envers
ceste belle et tendre jeunesse, osa dire, qu'elle les tueroit
plustost de ses mains, que de les rendre. Poris effrayé de ceste
protestation, luy promet de les desrober, et emporter à Athenes, en
la garde d'aucuns siens hostes fidelles. Ils prennent occasion
d'une feste annuelle, qui se celebroit à Ænie en l'honneur d'Æneas,
et s'y en vont. Ayans assisté le jour aux ceremonies et banquet
publique, la nuict ils s'escoulent en un vaisseau preparé, pour
gaigner païs par mer. Le vent leur fut contraire : et se
trouvans l'endemain à la veuë de la terre, d'où ils avoyent
desmaré, furent suyvis par les gardes des ports. Au joindre, Poris
s'embesoignant à haster les mariniers pour la fuitte, Theoxena
forçenée d'amour et de vengeance, se rejettant à sa premiere
proposition, fait apprest d'armes et de poison, et les presentant à
leur veuë : Or sus mes enfants, la mort est meshuy le seul
moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere aux Dieux de
leur saincte justice : ces espées traictes, ces couppes
pleines vous en ouvrent l'entrée : Courage. Et toy mon fils,
qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus
forte. Ayants d'un costé ceste vigoureuse conseillere, les ennemis
de l'autre, à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui
luy fut le plus à main : Et demy morts furent jettez en la
mer. Theoxena fiere d'avoir si glorieusement pourveu à la seureté
de tous ses enfants ; accollant chaudement son mary :
Suyvons ces garçons, mon amy, et jouyssons de mesme sepulture avec
eux. Et se tenants ainsi embrassez, se precipiterent : de
maniere que le vaisseau fut ramené à bord, vuide de ses
maistres.
    Les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer, et faire
sentir leur colere, ils ont employé toute leur suffisance, à
trouver moyen d'alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s'en
aillent, mais non pas si viste, qu'ils n'ayent loisir de savourer
leur vengeance. Là dessus ils sont en grand peine : car si les
tourmens sont violents, ils sont cours : s'ils sont longs, ils
ne sont pas assez douloureux à leur gré : les voyla à
dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en
l'antiquité ; et je ne sçay si sans y penser, nous ne retenons
pas quelque trace de cette barbarie.
    Tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure
cruauté : Nostre justice ne peut esperer, que celuy que la
crainte de mourir et d'estre decapité, ou pendu, ne gardera de
faillir ; en soit empesché, par l'imagination d'un feu
languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et je ne sçay
cependant, si nous les jettons au desespoir : Car en quel
estat peut estre l'ame d'un homme, attendant vingt-quatre heures la
mort, brisé sur une rouë, ou à la vieille façon cloué à une
croix ? Josephe recite, que pendant les guerres des Romains en
Judée, passant où lon avoit crucifié quelques Juifs, trois jours y
avoit, il recogneut trois de ses amis, et obtint de les oster de
là ; les deux moururent, dit-il, l'autre vescut encore
depuis.
    Chalcondyle homme de foy, aux memoires qu'il a laissé des choses
advenues de son temps, et pres de luy, recite pour extreme
supplice, celuy que l'Empereur Mechmed pratiquoit souvent, de faire
trancher les hommes en deux parts, par le faux du corps, à
l'endroit du diaphragme, et d'un seul coup de simeterre : d'où
il arrivoit, qu'ils mourussent comme de deux morts à la fois :
et voyoit-on, dit-il, l'une et l'autre part pleine de vie, se
demener long temps apres pressée de tourment. Je

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