Les Essais, Livre II
communement, que la langue. Mes valets en ont meilleur
marché aux grandes occasions qu'aux petites : Les petites me
surprennent : et le mal'heur veut, que depuis que vous estes
dans le precipice, il n'importe, qui vous ayt donné le
bransle : vous allez tousjours jusques au fons. La cheute se
presse, s'esmeut, et se haste d'elle mesme. Aux grandes occasions
cela me paye, qu'elles sont si justes, que chacun s'attend d'en
voir naistre une raisonnable cholere : je me glorifie à
tromper leur attente : je me bande et prepare contre celles
cy, elles me mettent en cervelle, et menassent de m'emporter bien
loing si je les suivoy. Ayséement je me garde d'y entrer, et suis
assez fort, si je l'attens, pour repousser l'impulsion de ceste
passion, quelque violente cause qu'elle aye : mais si elle me
preoccupe, et saisit une fois, elle m'emporte, quelque vaine cause
qu'elle aye. Je marchande ainsin avec ceux qui peuvent contester
avec moy : Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez
moy aller à tort ou à droict, j'en feray de mesme à mon tour. La
tempeste ne s'engendre que de la concurrence des choleres, qui se
produisent volontiers l'une de l'autre, et ne naissent en un
poinct. Donnons à chacune sa course, nous voyla tousjours en paix.
Utile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m'advient
il aussi, de representer le courroussé, pour le reiglement de ma
maison, sans aucune vraye emotion. A mesure que l'aage me rend les
humeurs plus aigres, j'estudie à m'y opposer, et feray si je puis
que je seray d'oresenavant d'autant moins chagrin et difficile, que
j'auray plus d'excuse et d'inclination à l'estre : quoy que
parcydevant je l'aye esté, entre ceux qui le sont le moins.
Encore un mot pour clorre ce pas. Aristote dit, que la colere
sert par fois d'armes à la vertu et à la vaillance. Cela est
vray-semblable : toutesfois ceux qui y contredisent,
respondent plaisamment, que c'est un'arme de nouvel usage :
car nous remuons les autres armes, ceste cy nous remue :
nostre main ne la guide pas, c'est elle qui guide nostre
main : elle nous tient, nous ne la tenons pas.
Chapitre 32 Defence de Seneque et de Plutarque
LA familiarité que j'ay avec ces personnages icy, et
l'assistance qu'ils font à ma vieillesse, et à mon livre massonné
purement de leurs despouïlles, m'oblige à espouser leur
honneur.
Quant à Seneque, parmy-une miliasse de petits livrets, que ceux
de la Religion pretendue reformée font courir pour la deffence de
leur cause, qui partent par fois de bonne main, et qu'il est grand
dommage n'estre embesoignée à meilleur subject, j'en ay veu autres
fois, qui pour alonger et remplir la similitude qu'il veut trouver,
du gouvernement de nostre pauvre feu Roy Charles neufiesme, avec
celuy de Neron, apparie feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec
Seneque, leurs fortunes, d'avoir esté tous deux les premiers au
gouvernement de leurs princes, et quant et quant leurs moeurs,
leurs conditions, et leurs deportemens. Enquoy à mon opinion il
fait bien de l'honneur audict Seigneur Cardinal : car encore
que je soys de ceux qui estiment autant son esprit, son eloquence,
son zele envers sa religion et service de son Roy, et sa bonne
fortune, d'estre nay en un siecle, où il fust si nouveau, et si
rare, et quant et quant si necessaire pour le bien public, d'avoir
un personnage Ecclesiastique de telle noblesse et dignité,
suffisant et capable de sa charge : si est-ce qu'à confesser
la verité, je n'estime sa capacité de beaucoup pres telle, ny sa
vertu si nette et entiere, ny si ferme, que celle de Seneque.
Or ce livre, dequoy je parle, pour venir à son but, fait une
description de Seneque tres-injurieuse, ayant emprunté ces
reproches de Dion l'historien, duquel je ne crois aucunement le
tesmoignage. Car outre qu'il est inconstant, qui apres avoir
appellé Seneque tres-sage tantost, et tantost ennemy mortel des
vices de Neron, le fait ailleurs, avaritieux, usurier, ambitieux,
lasche, voluptueux, et contrefaisant le philosophe à fauces
enseignes : sa vertu paroist si vive et vigoureuse en ses
escrits, et la defence y est si claire à aucunes de ces
imputations, comme de sa richesse et despence excessive, que je
n'en croiroy aucun tesmoignage au contraire. Et d'avantage, il est
bien plus raisonnable, de croire en telles choses les historiens
Romains, que les Grecs et estrangers. Or Tacitus et les autres,
parlent tres-honorablement, et de sa vie et de sa mort : et
nous le peignent en
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