Les Essais, Livre II
la mercy des parens, tant fols et meschants qu'ils
soient.
Entre autres choses combien de fois ma-il prins envie, passant
par nos ruës, de dresser une farce, pour venger des garçonnetz, que
je voyoy escorcher, assommer, et meurtrir à quelque pere ou mere
furieux, et forcenez de colere. Vous leur voyez sortir le feu et la
rage des yeux,
rabie secur incendente
feruntur
Præcipites, ut saxa jugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, clivóque latus pendente recedit
.
(et selon Hippocrates les plus dangereuses maladies sont celles
qui desfigurent le visage) à tout une voix tranchante et
esclatante, souvent contre qui ne fait que sortir de nourrisse. Et
puis les voyla estroppiez, eslourdis de coups : et nostre
justice qui n'en fait compte, comme si ces esboittements et
eslochements n'estoient pas des membres de nostre chose
publique.
Gratum est quód patriæ civem
populoque dedisti,
Si facis vi patriæ sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis
.
Il n'est passion qui esbranle tant la sincerité des jugements,
que la cholere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort, le juge,
qui par cholere auroit condamné son criminel : pourquoy est-il
non plus permis aux peres, et aux pedantes, de fouetter les enfans,
et les chastier estans en cholere ? Ce n'est plus correction,
c'est vengeance : Le chastiement tient lieu de medecine aux
enfans ; et souffririons nous un medecin, qui fust animé et
courroucé contre son patient ?
Nous mesmes, pour bien faire, ne devrions jamais mettre la main
sur noz serviteurs, tandis que la cholere nous dure : Pendant
que le pouls nous bat, et que nous sentons de l'esmotion, remettons
la partie : les choses nous sembleront à la verité autres,
quand nous serons r'accoisez et refroidis. C'est la passion qui
commande lors, c'est la passion qui parle, ce n'est pas nous.
Au travers d'elle, les fautes nous apparoissent plus grandes,
comme les corps au travers d'un brouillas : Celuy qui a faim,
use de viande, mais celuy qui veut user de chastiement, n'en doit
avoir faim ny soif.
Et puis, les chastiemens, qui se font avec poix et discretion,
se reçoivent bien mieux, et avec plus de fruit, de celuy qui les
souffre. Autrement, il ne pense pas avoir esté justement condamné,
par un homme agité d'ire et de furie : et allegue pour sa
justification, les mouvements extraordinaires de son maistre,
l'inflammation de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne
inquietude, et precipitation temeraire.
Ora tument ira, nigrescunt
sanguine venæ,
Lumina Gorgoneo sævius igne micant
.
Suetone recite, que Caïus Rabirius, ayant esté condamné par
Cæsar, ce qui luy servit le plus envers le peuple (auquel il
appella) pour luy faire gaigner sa cause, ce fut l'animosité et
l'aspreté que Cæsar avoit apporté en ce jugement.
Le dire est autre chose que le faire, il faut considerer le
presche à part, et le prescheur à part : Ceux-là se sont
donnez beau jeu en nostre temps, qui ont essayé de choquer la
verité de nostre Eglise, par les vices des ministres
d'icelle : elle tire ses tesmoignages d'ailleurs. C'est une
sotte façon d'argumenter, et qui rejetteroit toutes choses en
confusion. Un homme de bonnes moeurs, peut avoir des opinions
faulces, et un meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la
croit pas. C'est sans doubte une belle harmonie, quand le faire, et
le dire vont ensemble : et je ne veux pas nier, que le dire,
lors que les actions suyvent, ne soit de plus d'authorité et
efficace : comme disoit Eudamidas, oyant un philosophe
discourir de la guerre ; Ces propos sont beaux, mais celuy qui
les dit, n'en est pas croyable, car il n'a pas les oreilles
accoustumées au son de la trompette. Et Cleomenes oyant un
Rhetoricien harenguer de la vaillance, s'en print fort à
rire : et l'autre s'en scandalizant, il luy dit ; J'en
ferois de mesmes, si c'estoit une arondelle qui en parlast :
mais si c'estoit une aigle, je l'orrois volontiers. J'apperçois, ce
me semble, és escrits des anciens, que celuy qui dit ce qu'il
pense, l'assene bien plus vivement, que celuy qui se contrefaict.
Oyez Cicero parler de l'amour de la liberté : oyez en parler
Brutus, les escrits mesmes vous sonnent que cettuy-cy estoit homme
pour l'achepter au prix de la vie. Que Cicero pere d'eloquence,
traitte du mespris de la mort, que Seneque en traite aussi, celuy
la traine languissant, et vous sentez qu'il vous veut resoudre de
chose, dequoy il n'est pas resolu. Il ne vous donne
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