Les Essais, Livre II
point de coeur,
car luy-mesmes n'en a point : : l'autre vous anime et
enflamme. Je ne voy jamais autheur, mesmement de ceux qui traictent
de la vertu et des actions, que je ne recherche curieusement quel
il a esté.
Car les Ephores à Sparte voyans un homme dissolu proposer au
peuple un advis utile, luy commanderent de se taire, et prierent un
homme de bien, de s'en attribuer l'invention, et le proposer.
Les escrits de Plutarque, à les bien savourer, nous le
descouvrent assez ; et je pense le cognoistre jusques dans
l'ame : si voudrois-je que nous eussions quelques memoires de
sa vie : Et me suis jetté en ce discours à quartier, à propos
du bon gré que je sens à Aul. Gellius de nous avoir laissé par
escrit ce compte de ses moeurs, qui revient à mon subject de la
cholere. Un sien esclave mauvais homme et vicieux, mais qui avoit
les oreilles aucunement abbreuvées des leçons de philosophie, ayant
esté pour quelque sienne faute despouillé par le commandement de
Plutarque ; pendant qu'on le fouettoit, grondoit au
commencement, que c'estoit sans raison, et qu'il n'avoit rien
faict : mais en fin, se mettant à crier et injurier bien à bon
escient son maistre, luy reprochoit qu'il n'estoit pas philosophe,
comme il s'en vantoit : qu'il luy avoit souvent ouy dire,
qu'il estoit laid de se courroucer, voire qu'il en avoit faict un
livre : et ce que lors tout plongé en la colere, il le faisoit
si cruellement battre, desmentoit entierement ses escrits. A cela
Plutarque, tout froidement et tout rassis ; Comment, dit-il,
rustre, à quoy juges tu que je sois à cette heure courroucé ?
mon visage, ma voix, ma couleur, ma parolle, te donne elle quelque
tesmoignage que je sois esmeu ? Je ne pense avoir ny les yeux
effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable :
rougis-je ? escume-je ? m'eschappe-il de dire chose
dequoy j'aye à me repentir ? tressaulx-je ? fremis-je de
courroux ? car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la
cholere. Et puis se destournant à celuy qui fouettoit :
Continuez, luy dit-il, tousjours vostre besongne, pendant que
cettuy-cy et moy disputons : Voyla son comte.
Archytas Tarentinus revenant d'une guerre, où il avoit esté
Capitaine general, trouva tout plein de mauvais mesnage en sa
maison, et ses terres en friche, par le mauvais gouvernement de son
receveur : et l'ayant fait appeller : Va, luy dit-il, que
si je n'estois en cholere, je t'estrillerois bien. Platon de mesme,
s'estant eschauffé contre l'un de ses esclaves, donna à Speusippus
charge de le chastier, s'excusant d'y mettre la main luy-mesme, sur
ce qu'il estoit courroucé. Charillus Lacedemonien, à un Elote qui
se portoit trop insolemment et audacieusement envers luy : Par
les Dieux, dit-il, si je n'estois courroucé, je te ferois tout à
cette heure mourir.
C'est une passion qui se plaist en soy, et qui se flatte.
Combien de fois nous estans esbranlez soubs une fauce cause, si on
vient à nous presenter quelque bonne deffence ou excuse, nous
despitons nous contre la verité mesme et l'innocence ? J'ay
retenu à ce propos un merveilleux exemple de l'antiquité. Piso
personnage par tout ailleurs de notable vertu, s'estant esmeu
contre un sien soldat, dequoy revenant seul du fourrage, il ne luy
sçavoit rendre compte, où il avoit laissé un sien compagnon, tinst
pour averé qu'il l'avoit tué, et le condamna soudain à la mort.
Ainsi qu'il estoit au gibet, voicy arriver ce compagnon
esgaré : toute l'armée en fit grand' feste, et apres force
caresses et accollades des deux compagnons, le bourreau meine l'un
et l'autre, en la presence de Piso, s'attendant bien toute
l'assistance que ce luy seroit à luy-mesmes un grand plaisir :
mais ce fut au rebours, car par honte et despit, son ardeur qui
estoit encore en son effort, se redoubla : et d'une subtilité
que sa passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables, par
ce qu'il en avoit trouvé un innocent : et les fit depescher
tous trois : Le premier soldat, par ce qu'il y avoit arrest
contre luy : le second qui s'estoit esgaré, par ce qu'il
estoit cause de la mort de son compagnon ; et le bourreau pour
n'avoir obey au commandement qu'on luy avoit faict.
Ceux qui ont à negocier avec des femmes testues, peuvent avoir
essayé à quelle rage on les jette, quand on oppose à leur
agitation, le silence et la froideur, et qu'on desdaigne de nourrir
leur courroux. L'orateur Celius estoit merveilleusement cholere de
sa nature : A un,
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