Les Essais, Livre II
celles là se
donnent pour se monter, et j'admire leur grandeur : et ces
eslancemens que je trouve tres-beaux, je les embrasse : et si
mes forces n'y vont, au moins mon jugement s'y applique
tres-volontiers.
L'autre exemple qu'il allegue des choses incroyables, et
entierement fabuleuses, dictes par Plutarque : c'est
qu'Agesilaus fut mulcté par les Ephores pour avoir attiré à soy
seul, le coeur et lavolonté de ses citoyens. Je ne sçay quelle
marque de fauceté il y treuve : mais tant y a, que Plutarque
parle là des choses qui luy devoyent estre beaucoup mieux cognuës
qu'à nous : et n'estoit pas nouveau en Grece, de voir les
hommes punis et exilez, pour cela seul, d'agreer trop à leurs
citoyens : tesmoin l'Ostracisme et le Petalisme.
Il y a encore en ce mesme lieu, un'autre accusation qui me pique
pour Plutarque, où il dit qu'il à bien assorty de bonne foy, les
Romains, aux Romains, et les Grecs entre eux, mais non les Romains
aux Grecz, tesmoin (dit-il) Demosthenes et Cicero, Caton et
Aristides, Sylla et Lisander, Marcellus et Pelopidas, Pompeius et
Agesilaus, estimant qu'il a favorisé les Grecz, de leur avoir donné
des compaignons si dispareils. C'est justement attaquer ce que
Plutarque a de plus excellent et loüable. Car en ses comparaisons
(qui est la piece plus admirable de ses oeuvres, et en laquelle à
mon advis il s'est autant pleu) la fidelité et syncerité de ses
jugemens, esgale leur profondeur et leur poix. C'est un philosophe,
qui nous apprend la vertu. Voyons si nous le pourrons garentir de
ce reproche de prevarication et fauceté.
Ce que je puis penser avoir donné occasion à ce jugement, c'est
ce grand et esclatant lustre des noms Romains, que nous avons en la
teste : il ne nous semble point, que Demosthenes puisse
esgaler la gloire d'un consul, proconsul, et questeur de ceste
grande republique. Mais qui considerera la verité de la chose, et
les hommes en eux mesmes, à quoy Plutarque à plus visé, et a
balancer leurs moeurs, leurs naturels, leur suffisance, que leur
fortune : je pense au rebours de Bodin, que Ciceron et le
vieux Caton, en doivent de reste à leurs compaignons. Pour son
dessein, j'eusse plustost choisi l'exemple du jeune Caton comparé à
Phocion : car en ce païr, il se trouveroit une plus
vray-semblable disparité à l'advantage du Romain. Quant à
Marcellus, Sylla, et Pompeius, je voy bien que leurs exploits de
guerre sont plus enflez, glorieux, et pompeux, que ceux des Grecs,
que Plutarque leur apparie : mais les actions les plus belles
et vertueuses, non plus en la guerre qu'ailleurs, ne sont pas
tousjours les plus fameuses. Je voy souvent des noms de capitaines,
estouffez soubs la splendeur d'autres noms, de moins de
merite : tesmoin Labienus, Ventidius, Telesinus et plusieurs
autres. Et à le prendre par là, si j'avois à me plaindre pour les
Grecs, pourrois-je pas dire, que beaucoup moins est Camillus
comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes, Numa à
Lycurgus ? Mais c'est folie de vouloir juger d'un traict, les
choses à tant de visages.
Quand Plutarque les compare, il ne les esgale pas pourtant. Qui
plus disertement et conscientieusement, pourroit remarquer leurs
differences ? Vient-il à parangonner les victoires, les
exploits d'armes, la puissance des armées conduites par Pompeius,
et ses triumphes, avec ceux d'Agesilaus ? Je ne croy pas,
dit-il, que Xenophon mesme, s'il estoit vivant, encore qu'on luy
ait concedé d'escrire tout ce qu'il a voulu à l'advantage
d'Agesilaus, osast le mettre en comparaison. Parle-il de conferer
Lysander à Sylla : Il n'y a (dit-il) point de comparaison, ny
en nombre de victoires, ny en hazard de batailles : car
Lysander ne gaigna seulement que deux batailles navales, etc.
Cela, ce n'est rien desrober aux Romains : Pour les avoir
simplement presentez aux Grecz, il ne leur peut avoir fait injure,
quelque disparité qui y puisse estre : Et Plutarque ne les
contrepoise pas entiers : il n'y a en gros aucune
preference : il apparie les pieces et les circonstances, l'une
apres l'autre, et les juge separément. Parquoy, si on le vouloit
convaincre de faveur, il falloit en esplucher quelque jugement
particulier : ou dire en general, qu'il auroit failly
d'assortir tel Grec à tel Romain : d'autant qu'il y en auroit
d'autres plus correspondans pour les apparier, et se rapportans
mieux.
Chapitre 33 L'histoire de Spurina
LA philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens,
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