Les Essais, Livre II
à ceux qui la gardoient, Vous avez beau faire, vous me pouvez
bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne
sçauriez : s'eslançant furieusement d'une chaire, où elle
estoit assise, elle s'alla de toute sa force chocquer la teste
contre la paroy voisine : duquel coup, estant cheute de son
long esvanouye, et fort blessée, apres qu'on l'eut à toute peine
faite revenir : Je vous disois bien, dit-elle, que si vous me
refusiez quelque façon aisée de me tuer, j'en choisirois quelque
autre pour mal-aisée qu'elle fust.
La fin d'une si admirable vertu fut telle : Son mary Pætus,
n'ayant pas le coeur assez ferme de soy-mesme, pour se donner la
mort, à laquelle la cruauté de l'Empereur le rengeoit ; un
jour entre autres, apres avoir premierement employé les discours et
enhortements, propres au conseil, qu'elle luy donnoit à ce faire,
elle print le poignart, que son mary portoit : et le tenant
traict en sa main, pour la conclusion de son exhortation ;
Fais ainsi Pætus, luy dit-elle. Et en mesme instant, s'en estant
donné un coup mortel dans l'estomach, et puis l'arrachant de sa
playe, elle le luy presenta, finissant quant et quant sa vie :
avec cette noble, genereuse, et immortelle parole,
Pæte non
dolet
. Elle n'eust loisir que de dire ces trois parolles d'une
si belle substance ; Tien Pætus, il ne m'a point faict
mal.
Casta suo gladium cum traderet
Arria Pæto,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis :
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit,
Sed quod tu facies, id mihi Pæte dolet
.
Il est bien plus vif en son naturel, et d'un sens plus
riche : car et la playe, et la mort de son mary, et les
siennes, tant s'en faut qu'elles luy poisassent, qu'elle en avoit
esté la conseillere et promotrice : mais ayant fait cette
haulte et courageuse entreprinse pour la seule commodité de son
mary, elle ne regarde qu'à luy, encore au dernier traict de sa vie,
et à luy oster la crainte de la suivre en mourant. Pætus se frappa
tout soudain, de ce mesme glaive ; honteux à mon advis,
d'avoir eu besoin d'un si cher et pretieux enseignement.
Pompeia Paulina, jeune et tres-noble Dame Romaine, avoit espousé
Seneque, en son extreme vieillesse. Neron, son beau disciple,
envoya ses satellites vers luy, pour luy denoncer l'ordonnance de
sa mort, ce qui se faisoit en cette maniere. Quand les Empereurs
Romains de ce temps, avoyent condamné quelque homme de qualité, ils
luy mandoyent par leurs officiers de choisir quelque mort à sa
poste, et de la prendre dans tel, ou tel delay, qu'ils luy
faisoyent prescrire selon la trempe de leur cholere, tantost plus
pressé, tantost plus long, luy donnant terme pour disposer pendant
ce temps là, de ses affaires, et quelque fois luy ostant le moyen
de ce faire, par la briefveté du temps : et si le condamné
estrivoit à leur ordonnance, ils menoyent des gens propres à
l'executer, ou luy couppant les veines des bras, et des jambes, ou
luy faisant avaller du poison par force. Mais les personnes
d'honneur, n'attendoyent pas cette necessité, et se servoyent de
leurs propres medecins et chirurgiens à cet effect. Seneque ouyt
leur charge, d'un visage paisible et asseuré, et apres, demanda du
papier pour faire son testament : ce que luy ayant esté refusé
par le Capitaine, il se tourne vers ses amis : Puis que je ne
puis (leur dit-il) vous laisser autre chose en recognoissance de ce
que je vous doy, je vous laisse au moins ce que j'ay de plus beau,
à sçavoir l'image de mes moeurs et de ma vie, laquelle je vous prie
conserver en vostre memoire : affin qu'en ce faisant, vous
acqueriez la gloire de sinceres et veritables amis : Et quant
et quant, appaisant tantost l'aigreur de la douleur, qu'il leur
voyoit souffrir, par douces paroles, tantost roidissant sa voix,
pour les en tancer : Où sont, disoit-il, ces beaux preceptes
de la philosophie ? que sont devenuës les provisions, que par
tant d'années nous avons faictes, contre les accidens de la
fortune ? la cruauté de Neron nous estoit elle incognue ?
que pouvions nous attendre de celuy, qui avoit tué sa mere et son
frere, sinon qu'il fist encor mourir son gouverneur, qui l'a nourry
et eslevé ? Apres avoir dit ces paroles en commun, il se
destourne à sa femme, et l'embrassant estroittement, comme par la
pesanteur de la douleur elle deffailloit de coeur et de forces, la
pria de porter un peu plus patiemment cet accident, pour l'amour de
luy ; et que l'heure estoit venue, où il avoit à
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