Les Essais, Livre II
montrer, non
plus par discours et par disputes, mais par effect ; le fruict
qu'il avoit tiré de ses estudes : et que sans doubte il
embrassoit la mort, non seulement sans douleur, mais avecques
allegresse. Parquoy m'amie, disoit-il, ne la des-honnore par tes
larmes, affin qu'il ne semble que tu t'aimes plus que ma
reputation : appaise ta douleur, et te console en la
cognoissance, que tu as eu de moy, et de mes actions, conduisant le
reste de ta vie, par les honnestes occupations, ausquelles tu és
addonnée. A quoy Paulina ayant un peu repris ses esprits, et
reschauffé la magnanimité de son courage, par une tres-noble
affection : Non Seneca, respondit-elle, je ne suis pas pour
vous laisser sans ma compagnie en telle necessité : je ne veux
pas que vous pensiez, que les vertueux exemples de vostre vie, ne
m'ayent encore appris à sçavoir bien mourir : et quand le
pourroy-je ny mieux, ny plus honnestement, ny plus à mon gré
qu'avecques vous ? ainsi faictes estat que je m'en voy quant
et vous.
Lors Seneque prenant en bonne part une si belle et glorieuse
deliberation de sa femme ; et pour se delivrer aussi de la
crainte de la laisser apres sa mort, à la mercy et cruauté de ses
ennemis : Je t'avoy, Paulina, dit-il, conseillé ce qui servoit
à conduire plus heureusement ta vie : tu aymes donc mieux
l'honneur de la mort : vrayement je ne te l'envieray
point : la constance et la resolution, soyent pareilles à
nostre commune fin, mais la beauté et la gloire soit plus grande de
ta part.
Cela fait, on leur couppa en mesme temps les veines des
bras : mais par ce que celles de Seneque reserrées tant par la
vieillesse, que par son abstinence, donnoyent au sang le cours trop
long et trop lasche, il commanda qu'on luy couppast encore les
veines des cuisses : et de peur que le tourment qu'il en
souffroit, n'attendrist le coeur de sa femme, et pour se delivrer
aussi soy-mesme de l'affliction, qu'il portoit de la veoir en si
piteux estat : apres avoir tres-amoureusement pris congé
d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportast en la chambre
voisine, comme on feit : Mais toutes ces incisions estans
encore insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius
Anneus son medecin, de luy donner un breuvage de poison ; qui
n'eut guere non plus d'effect : car par la foiblesse et
froideur des membres, elle ne peut arriver jusques au coeur. Par
ainsin on luy fit en outre apprester un baing fort chauld : et
lors sentant sa fin prochaine, autant qu'il eut d'halene, il
continua des discours tres-excellens sur le subject de l'estat où
il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent tant qu'ils
peurent ouyr sa voix ; et demeurerent ses parolles dernieres
long temps depuis en credit et honneur, és mains des hommes (ce
nous est une bien fascheuse perte, qu'elles ne soyent venues
jusques à nous.) Comme il sentit les derniers traicts de la mort,
prenant de l'eau du baing toute sanglante, il en arrousa sa teste,
en disant ; Je vouë cette eau à Juppiter le liberateur.
Neron adverty de tout cecy, craignant que la mort de Paulina,
qui estoit des mieux apparentées dames Romaines, et envers laquelle
il n'avoit nulles particulieres inimitiez, luy vinst à
reproche ; renvoya en toute diligence luy faire r'atacher ses
playes : ce que ses gens d'elle, firent sans son sçeu, estant
desja demy morte, et sans aucun sentiment. Et ce que contre son
dessein, elle vesquit depuis, ce fut tres-honnorablement, et comme
il appartenoit à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son
visage, combien elle avoit escoulé de vie par ses blessures.
Voyla mes trois comtes tres-veritables, que je trouve aussi
plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste,
pour donner plaisir au commun : et m'estonne que ceux qui
s'addonnent à cela, ne s'avisent de choisir plustost dix mille
tres-belles histoires, qui se rencontrent dans les livres, où ils
auroyent moins de peine, et apporteroient plus de plaisir et
profit. Et qui en voudroit bastir un corps entier et s'entretenant,
il ne faudroit qu'il fournist du sien que la liaison, comme la
soudure d'un autre metal : et pourroit entasser par ce moyen
force veritables evenemens de toutes sortes, les disposant et
diversifiant, selon que la beauté de l'ouvrage le requerroit, à peu
pres comme Ovide a cousu et r'apiecé sa
Metamorphose
, de
ce grand nombre de fables diverses.
En ce dernier couple, cela est encore digne d'estre consideré,
que Paulina offre
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