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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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Je ne veux pas
oublier cecy, que la derniere chose en quoy je me peuz remettre, ce
fut la souvenance de cet accident : et me fis redire plusieurs
fois, où j'aloy, d'où je venoy, à quelle heure cela m'estoit
advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma
cheute, on me la cachoit, en faveur de celuy, qui en avoit esté
cause, et m'en forgeoit on d'autres. Mais long temps apres, et le
lendemain, quand ma memoire vint à s'entr'ouvrir, et me representer
l'estat, où je m'estoy trouvé en l'instant que j'avoy aperçeu ce
cheval fondant sur moy (car je l'avoy veu à mes talons, et me tins
pour mort : mais ce pensement avoit esté si soudain, que la
peur n'eut pas loisir de s'y engendrer) il me sembla que c'estoit
un esclair qui me frapoit l'ame de secousse, et que je revenoy de
l'autre monde.
    Ce conte d'un evénement si leger, est assez vain, n'estoit
l'instruction que j'en ay tirée pour moy : car à la verité
pour s'aprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en
avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soy-mesmes une tres
bonne discipline, pourveu qu'il ait la suffisance de s'espier de
pres. Ce n'est pas icy ma doctrine, c'est mon estude : et
n'est pas la leçon d'autruy, c'est la mienne.
    Et ne me doibt pourtant sçavoir mauvais gré, si je la
communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un
autre. Au demeurant, je ne gaste rien, je n'use que du mien. Et si
je fay le fol, c'est à mes despends, et sans l'interest de
personne : Car c'est en follie, qui meurt en moy, qui n'a
point de suitte. Nous n'avons nouvelles que de deux ou trois
anciens, qui ayent battu ce chemin : Et si ne pouvons dire, si
c'est du tout en pareille maniere à ceste-cy, n'en connoissant que
les noms. Nul depuis ne s'est jetté sur leur trace : C'est une
espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyvre une
alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit : de penetrer
les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et
arrester tant de menus airs de ses agitations : Et est un
amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des
occupations communes du monde : ouy, et des plus recommandées.
Il y a plusieurs années que je n'ay que moy pour visée à mes
pensées, que je ne contrerolle et n'estudie que moy. Et si
j'estudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moy, ou en
moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il
se faict des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fay
part de ce que j'ay apprins en ceste cy : quoy que je ne me
contente guere du progrez que j'y ay faict. Il n'est description
pareille en difficulté, à la description de soy-mesmes, ny certes
en utilité. Encore se faut il testonner, encore se faut il ordonner
et renger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse : car
je me descris sans cesse. La coustume a faict le parler de soy,
vicieux : Et le prohibe obstinéement en hayne de la ventance,
qui semble tousjours estre attachée aux propres tesmoignages.
    Au lieu qu'on doit moucher l'enfant, cela s'appelle
l'enaser,
    In vitium ducit culpæ
fuga
.
    Je trouve plus de mal que de bien à ce remede : Mais quand
il seroit vray, que ce fust necessairement, presomption,
d'entretenir le peuple de soy : je ne doy pas suyvant mon
general dessein, refuser une action qui publie ceste maladive
qualité, puis qu'elle est en moy : et ne doy cacher ceste
faute, que j'ay non seulement en usage, mais en profession.
Toutesfois à dire ce que j'en croy, cette coustume a tort de
condamner le vin, par ce que plusieurs s'y enyvrent. On ne peut
abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de ceste reigle,
qu'elle ne regarde que la populaire defaillance : Ce sont
brides à veaux, desquelles ny les saincts, que nous oyons si
hautement parler d'eux, ny les Philosophes, ny les Theologiens ne
se brident. Ne fay-je moy, quoy que je soye aussi peu l'un que
l'autre. S'ils n'en escrivent à point nommé, aumoins, quand
l'occasion les y porte, ne feignent ils pas de se jetter bien avant
sur le trottoir. Dequoy traitte Socrates plus largement que de
soy ? A quoy achemine il plus souvent les propos de ses
disciples, qu'à parler d'eux, non pas de la leçon de leur livre,
mais de l'estre et branle de leur ame ? Nous nous disons
religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme noz voisins à
tout le peuple. Mais nous n'en disons, me respondra-on, que les
accusations. Nous disons donc tout : car nostre vertu mesme
est

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