Les Essais, Livre II
hoc animi morientis
habebat
.
Il me semble toutesfois qu'il y a quelque façon de nous
apprivoiser à elle, et de l'essayer aucunement. Nous en pouvons
avoir experience, sinon entiere et parfaicte : aumoins telle
qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et
asseurez. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher,
nous la pouvons reconnoistre : et si nous ne donnons jusques à
son fort, aumoins verrons nous et en pratiquerons les advenuës. Ce
n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil
mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort.
Combien facilement nous passons du veiller au dormir, avec
combien peu d'interest nous perdons la connoissance de la lumiere
et de nous !
A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la
faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout
sentiment, n'estoit que par iceluy nature nous instruict, qu'elle
nous a pareillement faicts pour mourir, que pour vivre, et dés la
vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous garde apres icelle,
pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte.
Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident en
defaillance de coeur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là à
mon advis ont esté bien pres de voir son vray et naturel
visage : Car quant à l'instant et au poinct du passage, il
n'est pas à craindre, qu'il porte avec soy aucun travail ou
desplaisir : d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment,
sans loisir. Nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court
et si precipité en la mort, qu'il faut necessairement qu'elle soit
insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre et
celles-là peuvent tomber en experience.
Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que
par effect. J'ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite
et entiere santé : je dy non seulement entiere, mais encore
allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste, me
faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que
quand je suis venu à les experimenter, j'ay trouvé leurs pointures
molles et lasches au prix de ma crainte.
Voicy que j'espreuve tous les jours : Suis-je à couvert
chaudement dans une bonne sale, pendant qu'il se passe une nuict
orageuse et tempesteuse : je m'estonne et m'afflige pour ceux
qui sont lors en la campaigne : y suis-je moy-mesme, je ne
desire pas seulement d'estre ailleurs.
Cela seul, d'estre tousjours enfermé dans une chambre, me
sembloit insupportable : je fus incontinent dressé à y estre
une semaine, et un mois, plein d'émotion, d'alteration et de
foiblesse : Et ay trouvé que lors de ma santé, je plaignois
les malades beaucoup plus, que je ne me trouve à plaindre
moy-mesme, quand j'en suis ; et que la force de mon
apprehension encherissoit pres de moitié l'essence et verité de la
chose. J'espere qu'il m'en adviendra de mesme de la mort : et
qu'elle ne vaut pas la peine que je prens à tant d'apprests que je
dresse, et tant de secours que j'appelle et assemble pour en
soustenir l'effort. Mais à toutes advantures nous ne pouvons nous
donner trop d'avantage.
Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me
souvient pas bien de cela) m'estant allé un jour promener à une
lieuë de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble
des guerres civiles de France ; estimant estre en touté
seureté, et si voisin de ma retraicte, que je n'avoy point besoin
de meilleur equipage, j'avoy pris un cheval bien aisé, mais non
guere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'estant
presentée, de m'aider de ce cheval à un service, qui n'estoit pas
bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un
puissant roussin, qui avoit une bouche desesperée, frais au
demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses
compaignons, vint à le pousser à toute bride droict dans ma route,
et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et
le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un
et l'autre les pieds contre-mont : si que voila le cheval
abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà,
estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon
espée que j'avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture
en pieces, n'ayant ny mouvement, ny sentiment non plus qu'une
souche. C'est le seul esvanouissement que j'aye senty, jusques à
ceste heure. Ceux qui estoient avec moy, apres avoir
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