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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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responses courtes et descousues, qu'on leur
arrache quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et
de les tempester, ou des mouvemens qui semblent avoir quelque
consentement à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage
qu'ils vivent pourtant, au moins une vie entiere. Il nous advient
ainsi sur le beguayement du sommeil, avant qu'il nous ait du tout
saisis, de sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous,
et suyvre les voix, d'une ouye trouble et incertaine, qui semble ne
donner qu'aux bords de l'ame : et faisons des responses à la
suitte des dernieres paroles, qu'on nous a dites, qui ont plus de
fortune que de sens.
    Or à present que je l'ay essayé par effect, je ne fay nul doubte
que je n'en aye bien jugé jusques à ceste heure. Car premierement
estant tout esvanouy, je me travaillois d'entr'ouvrir mon
pourpoinct à beaux ongles (car j'estoy desarmé) et si sçay que je
ne sentois en l'imagination rien qui me blessast : Car il y a
plusieurs mouvemens en nous, qui ne partent pas de nostre
ordonnance.
    Semianimesque micant digiti,
ferrúmque retractant
.
    Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au devant de leur
cheute, par une naturelle impulsion, qui fait que nos membres se
prestent des offices, et ont des agitations à part de nostre
discours :
    Falciferos memorant currus
abscindere membra,
Ut tremere in terra videatur ab artubus, id quod
Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem
.
    J'avoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y
couroient d'elles mesmes, comme elles font souvent, où il nous
demange, contre l'advis de nostre volonté. Il y a plusieurs
animaux, et des hommes mesmes, apres qu'ils sont trespassez,
ausquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par
experience, qu'il a des parties qui se branslent, dressent et
couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous
touchent que par l'escorse, ne se peuvent dire nostres : Pour
les faire nostres, il faut que l'homme y soit engagé tout
entier : et les douleurs que le pied ou la main sentent
pendant que nous dormons, ne sont pas à nous.
    Comme j'approchay de chez moy, où l'alarme de ma cheute avoit
desja couru, et que ceux de ma famille m'eurent rencontré, avec les
cris accoustumez en telles choses : non seulement je
respondois quelque mot à ce qu'on me demandoit, mais encore ils
disent que je m'advisay de commander qu'on donnast un cheval à ma
femme, que je voyoy s'empestrer et se tracasser dans le chemin, qui
est montueux et mal-aisé. Il semble que ceste consideration deust
partir d'une ame esveillée ; si est-ce que je n'y estois
aucunement : c'estoyent des pensemens vains en nuë, qui
estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles : ils ne
venoyent pas de chez moy. Je ne sçavoy pourtant ny d'où je venoy,
ny où j'aloy, ny ne pouvois poiser et considerer ce qu'on me
demandoit : ce sont de legers effects, que les sens
produysoyent d'eux mesmes, comme d'un usage : ce que l'ame y
prestoit, c'estoit en songe, touchée bien legerement, et comme
lechée seulement et arrosée par la molle impression des sens.
    Cependant mon assiette estoit à la verité tres-douce et
paisible : je n'avoy affliction ny pour autruy ny pour
moy : c'estoit une langueur et une extreme foiblesse, sans
aucune douleur. Je vy ma maison sans la recognoistre. Quand on
m'eut couché, je senty une infinie douceur à ce repos : car
j'avoy esté vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avoyent
pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et
tres-mauvais chemin, et s'y estoient lassez deux ou trois fois les
uns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy je n'en
receuz aucun, tenant pour certain, que j'estoy blessé à mort par la
teste. C'eust esté sans mentir une mort bien heureuse : car la
foiblesse de mon discours me gardoit d'en rien juger, et celle du
corps d'en rien sentir. Je me laissoy couler si doucement, et d'une
façon si molle et si aisée, que je ne sens guere autre action moins
poisante que celle-la estoit. Quand je vins à revivre, et à
reprendre mes forces,
    Ut tandem sensus convaluere
mei
,
    qui fut deux ou trois heures apres, je me senty tout d'un train
rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de
ma cheute, et en fus si mal deux ou trois nuits apres, que j'en
cuiday remourir encore un coup : mais d'une mort plus vifve,
et me sens encore de la secousse de ceste froissure.

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