Les Essais, Livre II
de nostre esprit :
de nostre science et art : en faveur duquel nous l'avons
abandonnée, et ses regles : et auquel nous ne sçavons tenir
moderation, ny limite.
Comme nous appellons justice, le pastissage des premieres loix
qui nous tombent en main, et leur dispensation et prattique, tres
inepte souvent et tres inique. Et comme ceux, qui s'en moquent, et
qui l'accusent, n'entendent pas pourtant injurier ceste noble
vertu : ains condamner seulement l'abus et profanation de ce
sacré titre. De mesme, en la medecine, j'honore bien ce glorieux
nom, sa proposition, sa promesse, si utile au genre humain :
mais ce qu'il designe entre nous, je ne l'honore, ny l'estime.
En premier lieu l'experience me le fait craindre : car de
ce que j'ay de cognoissance, je ne voy nulle race de gens si tost
malade, et si tard guerie, que celle qui est soubs la jurisdiction
de la medecine. Leur santé mesme est alterée et corrompue, par la
contrainte des regimes. Les medecins ne se contentent point d'avoir
la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour
garder qu'on ne puisse en aucune saison eschapper leur authorité.
D'une santé constante et entiere, n'en tirent ils pas l'argument
d'une grande maladie future ? J'ay esté assez souvent
malade : j'ay trouvé sans leurs secours, mes maladies aussi
douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les sortes) et
aussi courtes, qu'à nul autre : et si n'y ay point meslé
l'amertume de leurs ordonnances. La santé, je l'ay libre et
entiere, sans regle, et sans autre discipline, que de ma coustume
et de mon plaisir. Tout lieu m'est bon à m'arrester : car il
ne me faut autres commoditez estant malade, que celles qu'il me
faut estant sain. Je ne me passionne point d'estre sans medecin,
sans apotiquaire, et sans secours : dequoy j'en voy la plus
part plus affligez que du mal. Quoy ? eux mesmes nous font ils
voir de l'heur et de la durée en leur vie, qui nous puisse
tesmoigner quelque apparent effect de leur science ?
Il n'est nation qui n'ait esté plusieurs siecles sans la
medecine : et les premiers siecles, c'est à dire les meilleurs
et les plus heureux : et du monde la dixiesme partie ne s'en
sert pas encores à ceste heure : Infinies nations ne la
cognoissent pas, où l'on vit et plus sainement, et plus longuement,
qu'on ne fait icy : et parmy nous, le commun peuple s'en passe
heureusement. Les Romains avoyent esté six cens ans, avant que de
la recevoir : mais apres l'avoir essayée, ils la chasserent de
leur ville, par l'entremise de Caton le Censeur, qui montra combien
aysément il s'en pouvoit passer, ayant vescu quatre vingts et cinq
ans : et faict vivre sa femme jusqu'à l'extreme vieillesse,
non pas sans medecine, mais ouy bien sans medecin : car toute
chose qui se trouve salubre à nostre vie, se peut nommer medecine.
Il entretenoit, ce dit Plutarque, sa famille en santé, par l'usage
(ce me semble) du lievre : Comme les Arcades, dit Pline,
guerissent toutes maladies avec du laict de vache : Et les
Lybiens, dit Herodote, jouyssent populairement d'une rare santé,
par ceste coustume qu'ils ont : apres que leurs enfants ont
atteint quatre ans, de leur causterizer et brusler les veines du
chef et des temples : par où ils coupent chemin pour leur vie,
à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce pays, à
tous accidens n'employent que du vin le plus fort qu'ils peuvent,
meslé à force safran et espice : tout cela avec une fortune
pareille.
Et à dire vray, de toute ceste diversité et confusion
d'ordonnances, qu'elle autre fin et effect apres tout y a il, que
de vuider le ventre ? ce que mille simples domestiques peuvent
faire : Et si ne sçay si c'est si utilement qu'ils
disent : et si nostre nature n'a point besoing de la residence
de ses excremens, jusques à certaine mesure, comme le vin a de sa
lie pour sa conservation. Vous voyez souvent des hommes sains,
tomber en vomissemens, ou flux de ventre par accident estranger, et
faire un grand vuidange d'excremens sans besoin aucun precedent, et
sans aucune utilité suyvante, voire avec empirement et dommage.
C'est du grand Platon, que j'apprins n'agueres, que de trois sortes
de mouvements, qui nous appartiennent, le dernier et le pire est
celuy des purgations : que nul homme, s'il n'est fol, ne doit
entreprendre, qu'à l'extreme necessité. On va troublant et
esveillant le mal par oppositions contraires. Il faut que ce soit
la forme de vivre, qui doucement l'allanguisse
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