Les Essais, Livre II
est de mon party : or chez les medecins, fortune vaut
bien mieux que la raison : Qu'ils ne me prennent point à ceste
heure à leur advantage, qu'ils ne me menassent point, atterré comme
je suis : ce seroit supercherie. Aussi à dire la verité, j'ay
assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore qu'ils
s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de
constance : il y a deux cens ans, il ne s'en faut que
dix-huict, que cet essay nous dure : car le premier nasquit
l'an mil quatre cens deux. C'est vrayement bien raison, que ceste
experience commence à nous faillir : Qu'ils ne me reprochent
point les maux, qui me tiennent asteure à la gorge : d'avoir
vescu sain quarante sept ans pour ma part, n'est-ce pas
assez ? Quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des
plus longues.
Mes ancestres avoient la medecine à contre-coeur par quelque
inclination occulte et naturelle : car la veuë mesme des
drogues faisoit horreur à mon pere. Le seigneur de Gaviac mon oncle
paternel, homme d'Eglise, maladif dés sa naissance, et qui fit
toutesfois durer ceste vie debile, jusques à soixante sept ans,
estant tombé autrefois en une grosse et vehemente fiévre continue,
il fut ordonné par les medecins, qu'on luy declaireroit, s'il ne se
vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souvent est
empeschement) qu'il estoit infailliblement mort. Ce bon homme, tout
effrayé comme il fut de ceste horrible sentence, si respondit-il,
Je suis donq mort : mais Dieu rendit tantost apres vain ce
prognostique.
Le dernier des freres, ils estoyent quatre, Sieur de Bussaguet,
et de bien loing le dernier, se soubmit seul, à cet art : pour
le commerce, ce croy-je, qu'il avoit avec les autres arts :
car il estoit conseiller en la cour de parlement : et luy
succeda si mal, qu'estant par apparence de plus forte complexion,
il mourut pourtant long temps avant les autres, sauf un, le Sieur
de Sainct Michel.
Il est possible que j'ay receu d'eux ceste dyspathie naturelle à
la medecine : mais s'il n'y eust eu que ceste consideration,
j'eusse essayé de la forcer. Car toutes ces conditions, qui
naissent en nous sans raison, elles sont vitieuses : c'est une
espece de maladie qu'il faut combattre : Il peult estre, que
j'y avois ceste propension, mais je l'ay appuyée et fortifiée par
les discours, qui m'en ont estably l'opinion que j'en ay. Car je
hay aussi ceste consideration de refuser la medecine pour l'aigreur
de son goust : Ce ne seroit aysément mon humeur, qui trouve la
santé digne d'estre r'achetée, par tous les cauteres et incisions
les plus penibles qui se facent.
Et suyvant Epicurus, les voluptez me semblent à eviter, si elles
tirent à leurs suittes des douleurs plus grandes : Et les
douleurs à rechercher, qui tirent à leur suitte des voluptez plus
grandes.
C'est une pretieuse chose, que la santé : et la seule qui
merite à la verité qu'on y employe, non le temps seulement, la
sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa
poursuite : d'autant que sans elle, la vie nous vient à estre
injurieuse. La volupté, la sagesse, la science et la vertu, sans
elle se ternissent et esvanouyssent : Et aux plus fermes et
tendus discours, que la philosophie nous vueille imprimer au
contraire, nous n'avons qu'à opposer l'image de Platon, estant
frappé du haut mal, ou d'une apoplexie : et en ceste
presupposition le deffier d'appeller à son secours les riches
facultez de son ame. Toute voye qui nous meneroit à la santé, ne se
peut dire pour moy ny aspre, ny chere. Mais j'ay quelques autres
apparences, qui me font estrangement deffier de toute ceste
marchandise. Je ne dy pas qu'il n'y en puisse avoir quelque
art : qu'il n'y ait parmy tant d'ouvrages de nature, des
choses propres à la conservation de nostre santé, celà est
certain.
J'entens bien, qu'il y a quelque simple qui humecte, quelque
autre qui asseche : je sçay par experience, et que les
refforts produisent des vents, et que les feuilles du sené laschent
le ventre : je sçay plusieurs telles experiences : comme
je sçay que le mouton me nourrit, et que le vin m'eschauffe :
Et disoit Solon, que le manger estoit, comme les autres drogues,
une medecine contre la maladie de la faim. Je ne desadvouë pas
l'usage, que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et
uberté de nature, et de son application à nostre besoing : Je
vois bien que les brochets, et les arondes se trouvent bien
d'elle : Je me deffie des inventions
Weitere Kostenlose Bücher