Les Essais, Livre II
mon jugement ne
s'en croit pas : Il n'est pas si outrecuidé de s'opposer à
l'authorité de tant d'autres fameux jugemens anciens : qu'il
tient ses regens et ses maistres : et avecq lesquels il est
plustost content de faillir : Il s'en prend à soy, et se
condamne, ou de s'arrester à l'escorce, ne pouvant penetrer jusques
au fonds : ou de regarder la chose par quelque faux
lustre : Il se contente de se garentir seulement du trouble et
du desreiglement : quant à sa foiblesse, il la reconnoist, et
advoüe volontiers. Il pense donner juste interpretation aux
apparences, que sa conception luy presente : mais elles sont
imbecilles et imparfaictes. La plus part des fables d'Esope ont
plusieurs sens et intelligences : ceux qui les mythologisent,
en choisissent quelque visage, qui quadre bien à la fable :
mais pour la pluspart, ce n'est que le premier visage et
superficiel : il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels et
internes, ausquels ils n'ont sçeu penetrer : voyla comme j'en
fay.
Mais pour suyvre ma route : il ma tousjours semblé, qu'en
la poësie, Virgile, Lucrece, Catulle, et Horace, tiennent de bien
loing le premier rang : et signamment Virgile en ses
Georgiques
, que j'estime le plus accomply ouvrage de la
Poësie : à comparaison duquel on peut reconnoistre aysément
qu'il y a des endroicts de l'
Æneide
, ausquels l'autheur
eust donné encore quelque tour de pigne s'il en eust eu
loisir : Et le cinquiesme livre en l'
Æneide
me semble
le plus parfaict. J'ayme aussi Lucain, et le practique volontiers,
non tant pour son stile, que pour sa valeur propre, et verité de
ses opinions et jugemens. Quant au bon Terence, la mignardise, et
les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer
au vif les mouvemens de l'ame, et la condition de nos moeurs :
à toute heure nos actions me rejettent à luy : Je ne le puis
lire si souvent que je n'y trouve quelque beauté et grace nouvelle.
Ceux des temps voisins à Virgile se plaignoient, dequoy aucuns luy
comparoient Lucrece. Je suis d'opinion, que c'est à la verité une
comparaison inegale : mais j'ay bien à faire à me r'asseurer
en ceste creance, quand je me treuve attaché à quelque beau lieu de
ceux de Lucrece. S'ils se piquoient de ceste comparaison, que
diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque, de ceux qui
luy comparent à ceste heure Arioste : et qu'en diroit Arioste
luy-mesme ?
O seclum insipiens et
infacetum
.
J'estime que les anciens avoient encore plus à se plaindre de
ceux qui apparioient Plaute à Terence (cestuy-cy sent bien mieux
son Gentil-homme) que Lucrece à Virgile. Pour l'estimation et
preference de Terence, fait beaucoup, que le pere de l'eloquence
Romaine la si souvent en la bouche, seul de son reng : et la
sentence, que le premier juge des poëtes Romains donne de son
compagnon. Il m'est souvent tombé en fantasie, comme en nostre
temps, ceux qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les
Italiens, qui y sont assez heureux) employent trois ou quatre
argumens de celles de Terence, ou de Plaute, pour en faire une des
leurs. Ils entassent en une seule Comedie, cinq ou six contes de
Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matiere, c'est la
deffiance qu'ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres
graces. Il faut qu'ils trouvoit un corps où s'appuyer : et
n'ayans pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que le
conte nous amuse. Il en va de mon autheur tout au contraire :
les perfections et beautez de sa façon de dire, nous font perdre
l'appetit de son subject. Sa gentillesse et sa mignardise nous
retiennent par tout. Il est par tout si plaisant,
Liquidus puróque simillimus
amni,
et nous remplit tant l'ame de ses graces, que nous en oublions
celles de sa fable.
Ceste mesme consideration me tire plus avant. Je voy que les
bons et anciens Poëtes ont evité l'affectation et la recherche, non
seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes,
mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont
l'ornement de tous les ouvrages Poëtiques des siecles suyvans. Si
n'y a il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui
n'admire plus sans comparaison, l'egale polissure et cette
perpetuelle douceur et beauté fleurissante des Epigrammes de
Catulle, que tous les esguillons, dequoy Martial esguise la queuë
des siens. C'est cette mesme raison que je disoy tantost, comme
Martial de soy,
minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus
locum
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