Les Essais, Livre II
bride la
temerité de ces sentences hastives, qui se jettent sur toute sorte
d'escrits : notamment jeunes escrits, d'hommes encore
vivants : et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en
parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein
vulgaire de mesmes. Je veux qu'ils donnent une nazarde à Plutarque
sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à injurier Seneque en moy. Il
faut musser ma foiblesse souz ces grands credits.
J'aimeray quelqu'un qui me sçache deplumer : je dy par
clairté de jugement, et par la seule distinction de la force et
beauté des propos. Car moy, qui, à faute de memoire, demeure court
tous les coups, à les trier, par recognoissance de nation, sçay
tresbien connoistre, à mesurer ma portée, que mon terroir n'est
aucunement capable d'aucunes fleurs trop riches, que j'y trouve
semées, et que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient
payer.
De cecy suis-je tenu de respondre, si je m'empesche moy-mesme,
s'il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente
point, ou que je ne soye capable de sentir en me le representant.
Car il eschappe souvent des fautes à nos yeux : mais la
maladie du jugement consiste à ne les pouvoir appercevoir, lors
qu'un autre nous les descouvre. La science et la verité peuvent
loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi estre
sans elles : voire la reconnoissance de l'ignorance est l'un
des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je
trouve. Je n'ay point d'autre sergent de bande, à renger mes
pieces, que la fortune. A mesme que mes resveries se presentent, je
les entasse : tantost elles se pressent en foule, tantost
elles se trainent à la file. Je veux qu'on voye mon pas naturel et
ordinaire ainsi detraqué qu'il est. Je me laisse aller comme je me
trouve. Aussi ne sont ce point icy matieres, qu'il ne soit pas
permis d'ignorer, et d'en parler casuellement et temerairement.
Je souhaiterois avoir plus parfaicte intelligence des choses,
mais je ne la veux pas achepter si cher qu'elle couste. Mon dessein
est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de
vie. Il n'est rien pourquoy je me vueille rompre la teste :
non pas pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit. Je ne
cherche aux livres qu'à my donner du plaisir par un honneste
amusement : ou si j'estudie, je n'y cherche que la science,
qui traicte de la connoissance de moy-mesmes, et qui m'instruise à
bien mourir et à bien vivre.
Has meus ad metas sudet oportet
equus
.
Les difficultez, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas
mes ongles : je les laisse là, apres leur avoir faict une
charge ou deux.
Si je m'y plantois, je m'y perdrois, et le temps : car j'ay
un esprit primsautier : Ce que je ne voy de la premiere
charge, je le voy moins en m'y obstinant. Je ne fay rien sans
gayeté : et la continuation et contention trop ferme esblouït
mon jugement, l'attriste, et le lasse. Ma veuë s'y confond, et s'y
dissipe. Il faut que je la retire, et que je l'y remette à
secousses : Tout ainsi que pour juger du lustre de
l'escarlatte, on nous ordonne de passer les yeux pardessus, en la
parcourant à diverses veuës, soudaines reprinses et reiterées.
Si ce livre me fasche, j'en prens un autre, et ne m'y addonne
qu'aux heures, où l'ennuy de rien faire commence à me saisir. Je ne
me prens gueres aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent
plus pleins et plus roides : ny aux Grecs, par ce que mon
jugement ne sçait pas faire ses besoignes d'une puerile et
apprantisse intelligence.
Entre les livres simplement plaisans, je trouve des modernes, le
Decameron
de Boccace, Rabelays, et les
Baisers
de
Jean second (s'il les faut loger sous ce tiltre) dignes qu'on s'y
amuse. Quant aux
Amadis
, et telles sortes d'escrits, ils
n'ont pas eu le credit d'arrester seulement mon enfance. Je diray
encore cecy, ou hardiment, ou temerairement, que ceste vieille ame
poisante, ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l'Arioste,
mais encores au bon Ovide : sa facilité, et ses inventions,
qui m'ont ravy autresfois, à peine m'entretiennent elles à ceste
heure.
Je dy librement mon advis de toutes choses, voire et de celles
qui surpassent à l'adventure ma suffisance, et que je ne tiens
aucunement estre de ma jurisdiction. Ce que j'en opine, c'est aussi
pour declarer la mesure de ma veuë, non la mesure des choses. Quand
je me trouve dégousté de l'
Axioche
de Platon, comme d'un
ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur,
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