Les Essais, Livre II
materia successerat
. Ces premiers là, sans s'esmouvoir
et sans se picquer se font assez sentir : ils ont dequoy rire
par tout, il ne faut pas qu'ils se chatouillent : ceux-cy ont
besoing de secours estranger : à mesure qu'ils ont moins
d'esprit, il leur faut plus de corps : ils montent à cheval
par ce qu'ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi
qu'en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent
escole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre
noblesse, cherchent à se recommander par des sauts perilleux, et
autres mouvemens estranges et basteleresques. Et les Dames ont
meilleur marché de leur contenance, aux danses où il y a diverses
descoupeures et agitation de corps, qu'en certaines autres danses
de parade, où elles n'ont simplement qu'à marcher un pas naturel,
et representer un port naïf et leur grace ordinaire. Et comme j'ay
veu aussi les badins excellens, vestus en leur à tous les jours, et
en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut
tirer de leur art : les apprentifs, qui ne sont de si haute
leçon, avoir besoin de s'enfariner le visage, se travestir, se
contrefaire en mouvemens de grimaces sauvages, pour nous apprester
à rire. Ceste mienne conception se reconnoist mieux qu'en tout
autre lieu, en la comparaison de l'
Æneide
et du
Furieux
. Celuy-là on le voit aller à tire d'aisle, d'un
vol haut et ferme, suyvant tousjours sa poincte : cestuy-cy
voleter et sauteler de conte en conte, comme de branche en brancde,
ne se fiant à ses aisles, que pour une bien courte traverse :
et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l'haleine et
la force luy faille,
Excursúsque breves
tentat
.
Voyla donc quant à ceste sorte de subjects, les autheurs qui me
plaisent le plus.
Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au
plaisir, par où j'apprens à renger mes opinions et conditions, les
livres qui m'y servent, c'est Plutarque, dépuis qu'il est François,
et Seneque. Ils ont tous deux ceste notable commodité pour mon
humeur, que la science que j'y cherche, y est traictée à pieces
décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail,
dequoy je suis incapable. Ainsi sont les
Opuscules
de
Plutarque et les
Epistres
de Seneque, qui sont la plus
belle partie de leurs escrits, et la plus profitable. Il ne faut
pas grande entreprinse pour m'y mettre, et les quitte où il me
plaist. Car elles n'ont point de suite et dependance des unes aux
autres. Ces autheurs se rencontrent en la plus part des opinions
utiles et vrayes : comme aussi leur fortune les fit naistre
environ mesme siecle : tous deux precepteurs de deux Empereurs
Romains : tous deux venus de pays estranger : tous deux
riches et puissans. Leur instruction est de la cresme de la
philosophie, et presentée d'une simple façon et pertinente.
Plutarque est plus uniforme et constant : Seneque plus
ondoyant et divers. Cettuy-cy se peine, se roidit et se tend pour
armer la vertu contre la foiblesse, la crainte, et les vitieux
appetis : l'autre semble n'estimer pas tant leur effort, et
desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque
a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la societé
civile : l'autre les a Stoïques et Epicurienes, plus
esloignées de l'usage commun, mais selon moy plus commodes en
particulier, et plus fermes. Il paroist en Seneque qu'il preste un
peu à la tyrannie des Empereurs de son temps : car je tiens
pour certain, que c'est d'un jugement forcé, qu'il condamne la
cause de ces genereux meurtriers de Cæsar : Plutarque est
libre par tout. Seneque est plein de pointes et saillies, Plutarque
de choses. Celuy là vous eschauffe plus, et vous esmeut, cestuy-cy
vous contente d'avantage, et vous paye mieux : il nous guide,
l'autre nous pousse.
Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez luy à
mon desseing, ce sont ceux qui traittent de la philosophie,
specialement morale. Mais à confesser hardiment la verité (car puis
qu'on a franchi les barrieres de l'impudence, il n'y a plus de
bride) sa façon d'escrire me semble ennuyeuse : et toute autre
pareille façon. Car ses prefaces, definitions, partitions,
etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu'il y a de
vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d'apprets. Si
j'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que
je r'amentoive ce que j'en ay tiré de suc et de substance, la plus
part du
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