Les Essais, Livre II
temps je n'y treuve que du vent : car il n'est pas
encor venu aux argumens, qui servent à son propos, et aux raisons
qui touchent proprement le neud que je cherche. Pour moy, qui ne
demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces
ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos. Je
veux qu'on commence par le dernier poinct : j'entens assez que
c'est que mort, et volupté, qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer.
Je cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivée, qui
m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez
grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de parolles et
d'argumentations, n'y servent : Je veux des discours qui
donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les
siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'escole, pour
le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de
sommeiller : et sommes encores un quart d'heure apres, assez à
temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsin aux
juges, qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans, et au
vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne
veux pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie
cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Heraux. Les Romains
disoyent en leur religion, Hoc age : que nous disons en la
nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy.
J'y viens tout preparé du logis : il ne me faut point
d'alechement, ny de saulse : je mange bien la viande toute
crue : et au lieu de m'esguiser l'appetit par ces
preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit.
La licence du temps m'excusera elle de ceste sacrilege audace,
d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesme,
estouffans par trop sa matiere ? Et de pleindre le temps que
met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme,
qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance
m'excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son
langage.
Je demande en general les livres qui usent des sciences, non
ceux qui les dressent.
Les deux premiers, et Pline, et leurs semblables, ils n'ont
point de Hoc age, ils veulent avoir à faire à gens qui s'en soyent
advertis eux mesmes : ou s'ils en ont, c'est un, Hoc age,
substantiel et qui a son corps à part.
Je voy aussi volontiers les
Epistres ad Atticum
, non
seulement par ce qu'elles contiennent une tresample instruction de
l'Histoire et affaires de son temps : mais beaucoup plus pour
y descouvrir ses humeurs privées. Car j'ay une singuliere
curiosité, comme j'ay dict ailleurs, de connoistre l'ame et les
naïfs jugemens de mes autheurs. Il faut bien juger leur suffisance,
mais non pas leurs moeurs, ny eux par ceste monstre de leurs
escris, qu'ils étalent au theatre du monde. J'ay mille fois
regretté, que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escrit de
la vertu : car il fait bel apprendre la theorique de ceux qui
sçavent bien la practique. Mais d'autant que c'est autre chose le
presche, que le prescheur : j'ayme bien autant voir Brutus
chez Plutarque, que chez luy-mesme. Je choisiroy plustost de
sçavoir au vray les devis qu'il tenoit en sa tente, à quelqu'un de
ses privez amis, la veille d'une bataille, que les propos qu'il
tint le lendemain à son armée : et ce qu'il faisoit en son
cabinet et en sa chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au
Senat.
Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que hors la science,
il n'y avoit pas beaucoup d'excellence en son ame : il estoit
bon citoyen, d'une nature debonnaire, comme sont volontiers les
hommes gras, et gosseurs, tel qu'il estoit, mais de mollesse et de
vanité ambitieuse, il en avoit sans mentir beaucoup. Et si ne sçay
comment l'excuser d'avoir estimé sa poësie digne d'estre mise en
lumiere : Ce n'est pas grande imperfection, que de mal faire
des vers, mais c'est imperfection de n'avoir pas senty combien ils
estoyent indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence,
elle est du tout hors de comparaison, je croy que jamais homme ne
l'egalera. Le jeune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom,
commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs
estrangers, et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se
fourre souvent aux tables ouvertes des grands : Cicero
s'informa qui il estoit à l'un de ses gents, qui luy dit son
nom : mais comme celuy qui songeoit ailleurs, et qui oublioit
ce qu'on luy respondoit, il le luy redemanda encore dépuis
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