Les Essais, Livre II
deux ou
trois fois : le serviteur pour n'estre plus en peine de luy
redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire cognoistre par
quelque circonstance, C'est, dit-il, ce Cæstius de qui on vous a
dict, qu'il ne fait pas grand estat de l'eloquence de vostre pere
au prix de la sienne : Cicero s'estant soudain picqué de cela,
commanda qu'on empoignast ce pauvre Cæstius, et le fit tres-bien
fouëter en sa presence : voyla un mal courtois hoste. Entre
ceux mesmes, qui ont estimé toutes choses contées ceste sienne
eloquence incomparable, il y en a eu, qui n'ont pas laissé d'y
remerquer des fautes : Comme ce grand Brutus son amy, disoit
que c'estoit une eloquence cassée et esrenée,
fractam et
elumbem
. Les orateurs voisins de son siecle, reprenoyent aussi
en luy, ce curieux soing de certaine longue cadance, au bout de ses
clauses, et notoient ces mots,
esse videatur
, qu'il y
employe si souvent. Pour moy, j'ayme mieux une cadance qui tombe
plus court, coupée en yambes. Si mesle il par fois bien rudement
ses nombres, mais rarement. J'en ay remerqué ce lieu à mes
aureilles.
Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse
senem, antequam essem
.
Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisans
et aysez : et quant et quant l'homme en general, de qui je
cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en
nul autre lieu : la varieté et verité de ses conditions
internes, en gros et en detail, la diversité des moyens de son
assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui escrivent
les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux
evenemens : plus à ce qui part du dedans, qu'à ce qui arrive
au dehors : ceux là me sont plus propres. Voyla pourquoy en
toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marry
que nous n'ayons une douzaine de Laërtius, ou qu'il ne soit plus
estendu, ou plus entendu : Car je suis pareillement curieux de
cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du
monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et
fantasies.
En ce genre d'estude des Histoires, il faut feuilleter sans
distinction toutes sortes d'autheurs et vieils et nouveaux, et
barragouins et François, pour y apprendre les choses, dequoy
diversement ils traictent. Mais Cæsar singulierement me semble
meriter qu'on l'estudie, non pour la science de l'Histoire
seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et
d'excellence par dessus tous les autres : quoy que Salluste
soit du nombre. Certes je lis cet autheur avec un peu plus de
reverence et de respect, qu'on ne lit les humains ouvrages :
tantost le considerant luy-mesme par ses actions ; et le
miracle de sa grandeur : tantost la pureté et inimitable
polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les
Historiens, comme dit Cicero, mais à l'adventure Cicero
mesme : Avec tant de syncerité en ses jugemens, parlant de ses
ennemis, que sauf les fausses couleurs, dequoy il veut couvrir sa
mauvaise cause, et l'ordure de sa pestilente ambition, je pense
qu'en cela seul on y puisse trouver à redire, qu'il a esté trop
espargnant à parler de soy : car tant de grandes choses ne
peuvent avoir esté executées par luy, qu'il n'y soit allé beaucoup
plus du sien, qu'il n'y en met.
J'ayme les Historiens, ou fort simples, ou excellens : Les
simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et
qui n'y apportent que le soin, et la diligence de r'amasser tout ce
qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foy toutes
choses, sans chois et sans triage, nous laissent le jugement
entier, pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres
pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise
d'une si franché naïfveté, qu'ayant faict une faute, il ne craint
aucunement de la recognoistre et corriger, en l'endroit, où il en a
esté adverty : et qui nous represente la diversité mesme des
bruits qui couroyent, et les differens rapports qu'on luy faisoit.
C'est la matiere de l'Histoire nuë et informe : chacun en peut
faire son profit autant qu'il à d'entendement. Les bien excellens
ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'estre sçeu, peuvent
trier de deux rapports celuy qui est plus vray-semblable : de
la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les
conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont
raison de prendre l'authorité de regler nostre creance à la
leur : mais certes cela
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