Les Essais, Livre II
pour ses jouets, la honte, les fievres,
la pauvreté, la mort, et les gehennes ? Si je presuppose que
la vertu parfaite se cognoist à combattre et porter patiemment la
douleur, à soustenir les efforts de la goutte, sans s'esbranler de
son assiette : si je luy donne pour son object necessaire
l'aspreté et la difficulté, que deviendra la vertu qui sera montée
à tel poinct, que de non seulement mespriser la douleur, mais de
s'en esjouyr ; et de se faire chatouiller aux pointes d'une
forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie, et
de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs
actions, des preuves tres-certaines ? Comme ont bien d'autres,
que je trouve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur
discipline : Tesmoing le jeune Caton : Quand je le voy
mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter, de
croire simplement, qu'il eust lors son ame exempte totalement de
trouble et d'effroy : je ne puis croire, qu'il se maintint
seulement en cette desmarche, que les regles de la secte Stoique
luy ordonnoient, rassise, sans esmotion et impassible : il y
avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme, trop de gaillardise
et de verdeur, pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il
sentit du plaisir et de la volupté, en une si noble action, et
qu'il s'y aggrea plus qu'en autre de celles de sa vie.
Sic
abiit è vita, ut causam moriendi nactum se esse gauderet
. Je
le croy si avant, que j'entre en doubte s'il eust voulu que
l'occasion d'un si bel exploict luy fust ostée. Et si la bonté qui
luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les
siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette
opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à
une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand à fouler aux
pieds l'ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette
action, je ne sçay quelle esjouyssance de son ame, et une esmotion
de plaisir extraordinaire, et d'une volupté virile, lors qu'elle
consideroit la noblesse et haulteur de son entreprise :
Deliberata morte
ferocior
.
Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, comme les
jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé :
car cette consideration est trop basse, pour toucher un coeur si
genereux, si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose
mesme en soy : laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa
perfection, luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouvons
faire.
La Philosophie m'a faict plaisir de juger, qu'une si belle
action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle
de Caton : et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir
ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux
Senateurs qui l'accompagnoyent, de prouvoir autrement à leur faict.
Catoni, cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque
ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito
consilio permansisset : moriendum potius quam tyranni vultus
aspiciendus erat
.
Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas
autres pour mourir. J'interprete tousjours la mort par la vie. Et
si on m'en recite quelqu'une forte par apparence, attachée à une
vie foible : je tiens qu'ell' est produitte de cause foible et
sortable à sa vie.
L'aisance donc de cette mort, et cette facilité qu'il avoit
acquise par la force de son ame, dirons nous qu'elle doive rabattre
quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont
la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se
contenter d'imaginer Socrates, seulement franc de crainte et de
passion, en l'accident de sa prison, de ses fers, et de sa
condemnation ? Et qui ne recognoist en luy, non seulement de
la fermeté et de la constance (c'estoit son assiette ordinaire que
celle-là) mais encore je ne sçay quel contentement nouveau, et une
allegresse enjoüée en ses propos et façons dernieres ? A ce
tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa jambe, apres que
les fers en furent hors : accuse-il pas une pareille douceur
et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités
passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses
advenir ? Caton me pardonnera, s'il luy plaist ; sa mort
est plus tragique, et plus tendue, mais cette-cy est encore, je ne
sçay comment, plus belle.
Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m'en envoyent
une telle, fit-il.
On voit aux ames de ces deux personnages, et de
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