Les Essais, Livre II
Philosophes non seulement Stoiciens, mais encore Epicuriens
(et ceste enchere je l'emprunte de l'opinion commune, qui est
fauce, quoy que die ce subtil rencontre d'Arcesilaüs, à celuy qui
luy reprochoit, que beaucoup de gents passoient de son eschole en
l'Epicurienne, et jamais au rebours : Je croy bien. Des coqs
il se fait des chappons assez, mais des chappons il ne s'en fait
jamais des coqs. Car à la verité en fermeté et rigueur d'opinions
et de preceptes, la secte Epicurienne ne cede aucunement à la
Stoique. Et un Stoicien reconnoissant meilleure foy, que ces
disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se donner beau jeu,
luy font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles
à gauche, argumentans par la loy grammairienne, autre sens de sa
façon de parler, et autre creance, que celle qu'ils sçavent qu'il
avoit en l'ame, et en ses moeurs, dit qu'il a laissé d'estre
Epicurien, pour cette consideration entre autres, qu'il trouve leur
route trop hautaine et inaccessible :
et ii
qui
φιλήδονοι
vocantur,
sunt
φιλόϰαλοι
et
φιλοδίϰαιοι,
omnesque virtutes et colunt et retinent
.) des philosophes
Stoiciens et Epicuriens, dis-je, il y en a plusieurs qui ont jugé,
que ce n'estoit pas assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien
reglée et bien disposée à la vertu : ce n'estoit pas assez
d'avoir nos resolutions et nos discours, au dessus de tous les
efforts de fortune : mais qu'il falloit encore rechercher les
occasions d'en venir à la preuve : ils veulent quester de la
douleur, de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et
pour tenir leur ame en haleine :
multum sibi adjicit
virtus lacessita
. C'est l'une des raisons, pourquoy
Epaminondas, qui estoit encore d'une tierce secte, refuse des
richesses que la fortune luy met en main, par une voye
tres-legitime : pour avoir, dit-il, à s'escrimer contre la
pauvreté, en laquelle extreme il se maintint tousjours. Socrates
s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conservant pour son
exercice, la malignité de sa femme, qui est un essay à fer esmoulu.
Metellus ayant seul de tous les Senateurs Romains entrepris par
l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus Tribun
du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy
injuste, en faveur de la commune : et ayant encouru par là,
les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les
refusans, entretenoit ceux, qui en cette extremité, le conduisoient
en la place de tels propos : Que c'estoit chose trop facile et
trop lasche que de mal faire ; et que de faire bien, où il n'y
eust point de danger, c'estoit chose vulgaire : mais de faire
bien, où il y eust danger, c'estoit le propre office d'un homme de
vertu. Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce
que je vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour
compagne, et que cette aisée, douce, et panchante voie, par où se
conduisent les pas reglez d'une bonne inclination de nature, n'est
pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et
espineux, elle veut avoir ou des difficultez estrangeres à luicter
(comme celle de Metellus) par le moyen desquelles fortune se plaist
à luy rompre la roideur de sa course : ou des difficultez
internes, que luy apportent les appetits desordonnez et
imperfections de nostre condition.
Je suis venu jusques icy bien à mon aise : Mais au bout de
ce discours, il me tombe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est
la plus parfaicte qui soit venuë à ma cognoissance, seroit à mon
compte une ame de peu de recommendation : Car je ne puis
concevoir en ce personnage aucun effort de vitieuse concupiscence.
Au train de sa vertu, je n'y puis imaginer aucune difficulté ny
aucune contrainte : je cognoy sa raison si puissante et si
maistresse chez luy, qu'elle n'eust jamais donné moyen à un appetit
vitieux, seulement de naistre. A une vertu si eslevée que la
sienne, je ne puis rien mettre en teste : Il me semble la voir
marcher d'un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise,
sans empeschement, ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que
par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu'elle ne
se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doive
cela, d'en estre mise en credit et en honneur ? Que
deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne, qui
fait estat de nourrir mollement en son giron, et y faire follatrer
la vertu ; luy donnant
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