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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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leurs imitateurs
(car de semblables, je fay grand doubte qu'il y en ait eu) une si
parfaicte habitude à la vertu, qu'elle leur est passée en
complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de la
raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se
roidisse : c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train
naturel et ordinaire. Ils l'ont renduë telle, par un long exercice
des preceptes de la philosophie, ayans rencontré une belle et riche
nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouvent
plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame,
estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu'elles
commencent à s'esbranler.
    Or qu'il ne soit plus beau, par une haulte et divine resolution,
d'empescher la naissance des tentations ; et de s'estre formé
à la vertu, de maniere que les semences mesmes des vices en soyent
desracinées : que d'empescher à vive force leur progrez ;
et s'estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions,
s'armer et se bander pour arrester leur course, et les
vaincre : et que ce second effect ne soit encore plus beau,
que d'estre simplement garny d'une nature facile et debonnaire, et
desgoustée par soy mesme de la desbauche et du vice, je ne pense
point qu'il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il
semble bien qu'elle rende un homme innocent, mais non pas
vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien
faire. Joint que cette condition est si voisine à l'imperfection et
à la foiblesse, que je ne sçay pas bien comment en demesler les
confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d'innocence,
sont à cette cause aucunement noms de mespris. Je voy que plusieurs
vertus, comme la chasteté, sobrieté, et temperance, peuvent arriver
à nous, par deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si
fermeté il la faut appeller) le mespris de la mort, la patience aux
infortunes, peut venir et se treuve souvent aux hommes, par faute
de bien juger de tels accidens, et ne les concevoir tels qu'ils
sont. La faute d'apprehension et la bestise, contrefont ainsi par
fois les effects vertueux. Comme j'ay veu souvent advenir, qu'on a
loué des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme.
    Un Seigneur Italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au
des-avantage de sa nation : Que la subtilité des Italiens et
la vivacité de leurs conceptions estoit si grande, qu'ils
prevoyoient les dangers et accidens qui leur pouvoyent advenir, de
si loing, qu'il ne falloit pas trouver estrange, si on les voyoit
souvent à la guerre prouvoir à leur seurté, voire avant que d'avoir
recognu le peril : Que nous et les Espagnols, qui n'estions
pas si fins, allions plus outre ; et qu'il nous falloit faire
voir à l'oeil et toucher à la main, le danger avant que de nous en
effrayer ; et que lors aussi nous n'avions plus de
tenue : Mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers
et plus lourds, n'avoyent le sens de se raviser, à peine lors
mesmes qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à
l'adventure que pour rire : Si est-il bien vray qu'au mestier
de la guerre, les apprentis se jettent bien souvent aux hazards,
d'autre inconsideration qu'ils ne font apres y avoir esté
eschauldez.
    haud ignarus, quantum nova gloria
in armis
Et prædulce decus primo certamine possit
.
    Voyla pourquoy quand on juge d'une action particuliere, il faut
considerer plusieurs circonstances, et l'homme tout entier qui l'a
produicte, avant la baptizer.
    Pour dire un mot de moy-mesme : J'ay veu quelque fois mes
amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune ; et
estimer advantage de courage et de patience, ce qui estoit
advantage de jugement et opinion ; et m'attribuer un tiltre
pour autre ; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au
demeurant, il s'en faut tant que je sois arrivé à ce premier et
plus parfaict degré d'excellence, où de la vertu il se faict une
habitude ; que du second mesme, je n'en ay faict guere de
preuve. Je ne me suis mis en grand effort, pour brider les desirs
dequoy je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c'est une vertu, ou
innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si je fusse
nay d'une complexion plus desreglée, je crains qu'il fust allé
piteusement de mon faict : car je n'ay essayé guere de fermeté
en mon ame, pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant
soit peu vehementes. Je ne sçay point nourrir des querelles, et du
debat chez moy.

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