Les fiancés de Venise
l’une des tables récurées du Conte Pescaor et laissait son regard errer dans l’auberge. Comme il s’agissait d’un établissement typiquement vénitien (une trattoria ou comment disait-on déjà en italien ?), on avait mis des filets à sécher sur les murs (sans enlever les flotteurs en verre) et répandu de la sciure par terre.
Les serveurs, des gaillards trapus mais plutôt jolis dans leurs maillots à rayures horizontales avec leurs chapeaux de paille, n’avaient presque pas de crasse sous les ongles. Et le repas (du foie à la vénitienne) n’avait pas été trop mauvais. Bien sûr, moins goûteux que du foie de porc à la berlinoise, avec de la purée et des pommes cuites. Cependant, vu qu’il s’agissait de catholiques, connus pour leur hypocrisie et leur négligence, on ne pouvait pas se plaindre.
S’il n’avait tenu qu’à elle, ils auraient passé leur lune de miel au bord de la Baltique – à Heringsdorf ou Usedom par exemple. Elle s’était prononcée à plusieurs reprises en faveur de cette alternative – pense aux frais, Joachim –, mais son époux avait prétendu que ce n’était pas moins cher. Il voulait absolument Venise. Parce que le commandant de son régiment, le colonel von Bülow, y avait fait son voyage de noces. À son retour, cela nourrirait la conversation au mess. Mais les frais, Joachim ? C’est bonnet blanc et blanc bonnet, Martha .
Au cours des quatre premiers jours de vie commune, elle avait découvert trois choses au sujet de son mari. Tout d’abord, que l’homme qu’elle avait épousé à l’instigation de sa famille – tu n’es plus toute jeune, Martha – lui était insupportable. Deuxièmement, qu’il avait une petite vessie. Et troisièmement, qu’il ne saluait pas seulement en claquant des talons à la moindre occasion le jour (ça, elle le savait déjà), mais aussi le soir, avant de se mettre au lit.
Cette habitude lui paraissait suspecte, d’autant que, pour ce faire, il aimait emprunter son corset. Vu qu’il avait justifié ce comportement par des raisons militaires , elle avait renoncé à poser plus de questions. Joachim von Stechow faisait en effet partie des deuxièmes dragons de la garde de la porte de Halle, qui passaient pour particulièrement durs. De toute façon : qu’est-ce qu’elle savait des raisons militaires ? Néanmoins, elle restait troublée par l’absence de tout contact physique. Non qu’elle attachât une grande importance à l’idée de lui appartenir sur ce plan également – quelque chose en lui faisait penser à un poisson –, mais d’une certaine manière, cette indifférence la vexait.
En tout état de cause, elle se réjouissait qu’ils soient descendus à la pension Seguso . Les repas étaient bons et copieux, la literie changée tous les jours. Même la salle de bains sur le palier était d’une propreté étonnante pour un pays du Sud. À cet égard, ils avaient fait le bon choix. Pour le reste, elle aurait pu se passer de Venise. Les gondoles et le clair de lune, tu parles ! Depuis leur arrivée avant-hier, il n’avait pas cessé de bruiner. Et quand il ne pleuvait pas, le brouillard était si dense qu’on voyait à peine le bout de son nez.
Le mauvais temps ne les avait pas empêchés de visiter plusieurs casernes. Joachim von Stechow lui avait aussi fait toute une conférence sur les positions d’artillerie du Lido. Elle ignorait le sens de ce mot ; toutefois, elle imaginait qu’il s’agissait d’une chaîne de collines. Sur la place Saint-Marc, ils avaient dégusté une tasse de café et une part de tarte, qui valait autant qu’un gâteau entier chez Kranzler , au son d’une fanfare autrichienne que son mari avait jugée en pleine forme bien qu’il fût en général plutôt sceptique à l’égard de l’armée autrichienne.
Ce soir, ils s’étaient rendus au Conte Pescaor sur la recommandation d’un camarade de régiment – une popote irréprochable, Stechow – qui avait prétendu que les officiers stationnés à Venise fréquentaient volontiers cette auberge. Elle n’en avait cependant pas encore vu un seul, du moins en uniforme. Les tables – une bonne vingtaine – étaient exclusivement occupées par des civils, sans doute des petits fonctionnaires, des artisans, des comptables. La seule personne digne d’intérêt était un beau cavaliere qui s’était assis à la table voisine peu avant le départ de Joachim von Stechow aux toilettes (petite vessie) et qui
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