Les fiancés de Venise
mangeait une assiette de soupe à gestes comptés. Il semblait avoir un rendez-vous. Une cuillerée sur deux, il jetait un coup d’œil inquiet vers la porte, frôlant inévitablement Martha du regard – tout d’abord avec indifférence, puis, lui sembla-t-il, non sans un certain intérêt.
Leurs regards s’étaient croisés pour la troisième fois. Martha von Stechow aurait pu jurer avoir perçu un petit sourire dans ses yeux. « Je pourrais flirter avec lui, se dit-elle tandis que son visage prenait une couleur de vieille tuile. Si Joachim s’aperçoit en revenant que je flirte avec un étranger, il le provoquera peut-être en duel. » Elle poussa un soupir de volupté. Cette idée avait quelque chose d’extrêmement romantique. Et si Joachim succombait au duel…
Elle n’eut pas le loisir de pousser plus loin cette rêverie car il se produisit un événement qu’elle n’oublierait jamais, même si une demi-heure plus tard, elle n’était toujours pas en mesure de faire au commissaire assez déguenillé (qui parlait toutefois très bien allemand) un résumé tant soit peu cohérent.
Le rideau qui dissimulait l’entrée des toilettes s’ouvrit brusquement. Or à la place du lieutenant Joachim von Stechow, elle aperçut un individu vêtu d’un manteau noir et d’un chapeau rond à larges bords, dont le haut du visage était bizarrement caché par un loup. L’homme – un prêtre, à en juger par sa tenue – s’arrêta un instant et parcourut la salle des yeux. On aurait dit qu’il cherchait quelqu’un. Au bout de quelques secondes, il se remit en marche, fonçant droit sur elle, avant de s’arrêter derrière le beau cavaliere . Alors, il ouvrit son pardessus de la main gauche et porta la droite à sa ceinture.
Martha von Stechow vit son bras se lever d’un mouvement rapide et perçut une détonation pas très forte, sans relief. Là-dessus, le corps du beau cavaliere fut traversé d’une secousse. Le malheureux ouvrit la bouche d’un air surpris, leva les yeux au ciel et plongea le visage dans son assiette – paf ! La soupe fut projetée assez loin. Quelques gouttes atterrirent même sur la fourrure toute neuve de son mari, posée sur le dos de la chaise – ce qui n’était pas le plus grave, reconnut-elle.
Le prêtre masqué continua son chemin d’un pas tranquille, comme s’il venait simplement de donner au cavaliere une bonne tape dans le dos. Martha von Stechow n’osa pas se retourner pour le suivre du regard. Cependant, elle l’entendit ouvrir la porte, puis – comme celle-ci fermait mal (un silence de mort régnait à présent dans l’auberge) – la tirer une deuxième fois vers lui quelques secondes plus tard.
Elle se souvenait même très bien de ce détail : du pêne dans la serrure – ainsi que de la grimace incrédule qu’avait faite le beau cavaliere avant de s’effondrer dans la soupe. Toutefois, cela ne devait guère avancer le policier.
42
Deux heures auparavant (les cloches de San Stae venaient de sonner cinq fois), le commissaire traversait la salle de bal pour se rendre dans le salon de sa mère lorsqu’il entendit, malgré l’épaisse porte en chêne, une voix stridente sortant de celui-ci. Elle lui rappelait les cris des poissardes sur le marché. Tron, qui n’avait jamais cru que la curiosité fût un vilain défaut, colla son oreille à la porte et retint son souffle pour mieux entendre.
La comtesse recevait-elle de la visite ? Non. La voix qui retentissait jusque dans la salle de bal lui appartenait sans conteste. Seulement, on aurait dit qu’elle s’adressait à toute une assemblée. Plus étonnant encore était le choix des mots employés. Son fils ne saisissait que des bribes, distinguait pourtant des termes tels que tradition, grand avenir ou sortir de sa léthargie . Il reconnut le début d’une phrase qui commençait par « Puisse… », ne comprit malheureusement pas la suite. Enfin, il perçut des applaudissements faibles, étayés par deux bravos qui semblaient provenir d’une seule et même personne, mais durèrent assez longtemps.
Il expira profondément pour reprendre son souffle, appuya sur la poignée et entra. Rien d’anormal à trouver Alessandro debout. Malgré toute l’intimité qui s’était installée entre eux au cours de presque un demi-siècle, il ne convenait pas au majordome de tenir compagnie à la comtesse assis . Il était plus étrange que celle-ci se tienne debout, une feuille rappelant fortement le
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