Les fiancés de Venise
après-midi au café Quadri , d’ailleurs, l’interrompit Spaur. Il va sûrement vous contacter.
— Pas à cause d’un meurtre qui n’avait pas encore eu lieu à ce moment-là, j’imagine ?
— Non, bien entendu. Nous avons discuté de Malparzer, dont il pense le plus grand mal. Il trouve que le lieutenant conçoit les choses de manière trop schématique, trop bureaucratique. Qu’il n’a pas le sens de l’ensemble. Toggenburg estime que les diverses contributions en elles-mêmes comptent moins que l’équilibre général.
— L’équilibre ? répéta le commissaire.
— Oui ! L’équilibre indispensable à un tout harmonieux. Si l’accord est juste, il n’est pas nécessaire que les pièces plaisent à la censure dans leur intégralité.
— Un point de vue intéressant, lâcha Tron qui ne voyait pas encore où il voulait en venir.
Alors, Spaur baissa la voix à la façon d’un comploteur.
— Le commandant de place est en effet au courant du contenu du prochain numéro de l’ Emporio . Il s’est occupé de cette affaire en personne et s’est montré très enthousiasmé par votre revue. Surtout par votre ouverture au patrimoine poétique étranger.
Patrimoine poétique . Tron se promit de retenir l’expression pour plus tard.
— Il considère, poursuivit son chef, qu’une telle attitude correspond parfaitement à l’esprit d’une monarchie dans laquelle différents peuples… euh… cohabitent en paix.
Sa main gauche fouillait avec nervosité dans la boîte de confiseries et en sortit une praline truffée.
— À vrai dire, Toggenburg juge aussi que votre revue ne célèbre pas suffisamment cet esprit en tant que tel. Que celui-ci fait en quelque sorte défaut – et, par conséquent, que l’harmonie de l’ensemble en souffre.
— Qu’est-ce qui manque, selon lui ?
Le front de Spaur se plissa sous sa mèche de cheveux noisette. Au bout d’un moment, il répondit :
— L’esprit monarchique.
Tron se racla la gorge.
— Que veut-il dire par là ?
Son interlocuteur appréhendait manifestement une formulation concrète. Il poursuivit ses explications fumeuses.
— C’est-à-dire qu’il n’aurait rien contre la publication de mes œuvres et des poèmes de ce Français si l’équilibre était atteint.
— Et comment atteindre l’équilibre ?
Le commandant en chef porta la praline truffée à sa bouche, comme pour se cacher derrière elle. Finalement, elle disparut entre ses dents et il se mit à parler en mâchant, ce qui rendait ses propos particulièrement confus.
— Toggenburg a fait une proposition intéressante dans ce contexte… Il se propose de mettre à la disposition de l’ Emporio des écrits qui permettraient d’obtenir l’équilibre. Un geste très louable en soi…
— Certainement, dit le commissaire qui avait de plus en plus de mal à suivre le fil de la conversation. Mais à quels écrits le commandant de place a-t-il songé ?
Spaur jeta un regard tourmenté de l’autre côté du bureau. Il se tut de nouveau pour signaler une intense réflexion.
— À des poèmes, finit-il par lâcher.
Cette courte phrase ne remplit pas les attentes de son subalterne qui s’affaissa sur sa chaise.
— Le problème, reprit-il, tient à la qualité des poèmes de Toggenburg…
En écrivain qu’il était, il fit une grimace éloquente.
— Il n’a pas encore vraiment le coup pour les rimes, continua-t-il. Néanmoins, quand il a appris que je publiais dans l’ Emporio , il n’a plus voulu en démordre.
Dans un geste rageur, il fit une boulette avec le papier de sa praline.
— Mon Dieu, je n’y peux rien, Tron ! Cette crapule a ni plus ni moins exercé du chantage. Or c’est lui qui tient les commandes.
Le commissaire constata soudain que son estomac commençait à faire de lentes pirouettes paresseuses. Le visage de son chef, le bureau, la boîte de confiseries – il voyait tout en double, en triple, en prismes.
— Il s’agit de poèmes de… Toggenburg ? s’assura-t-il.
Il ne sortit de sa bouche qu’un pitoyable coassement.
— Oui. Qu’il m’a déjà confiés, répondit Spaur en esquissant un sourire sinistre.
Tron s’essuya le visage avec la manche de sa veste.
— Mais…
Son supérieur lui coupa aussitôt la parole d’un geste énergique. Ses yeux brillaient comme des têtes de rivet.
— Si vous imprimez ses poèmes, plus de problème avec la censure.
— Et si je refuse ?
Spaur eut la
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