Les fiancés de Venise
subalterne. Six pages dont la traduction lui demanderait sans doute deux heures. Il prévoyait d’avoir terminé vers cinq heures au plus tard.
Il se trompait. Comme on pouvait s’y attendre, Spaur avait tout recopié – un peu de Goethe par-ci, un peu de Heine par-là. Le commandant en chef n’était pas du genre à s’asseoir à son bureau pendant des jours pour composer des vers à la sueur de son front. Sans doute s’était-il rendu à la bibliothèque du quartier général et avait-il confié à l’officier de service le soin de sélectionner plusieurs titres. « Donnez-moi quelques poèmes d’amour, lieutenant. Dois-je dois remplir une fiche ? »
Ensuite, il était rentré à la questure, les volumes sous le bras, et avait passé le reste de la matinée à s’empiffrer de confiseries en bricolant six poèmes. Son écriture latine très lisible facilitait la tâche de Tron, mais soulignait en même temps l’indécence de ce pillage poétique.
Laisse briller la roue de tes désirs,
Rayons mordorés du soleil couchant,
Laisse ta queue déployée de plaisir
Lui adresser des clins d’œil alléchants .
Bon sang ! Ce quatrain frisait la priapée. La censure le laisserait-elle passer ? Et surtout, ce chef-d’œuvre impressionnerait-il signorina Violetta ? Peu importe. Ce n’était pas son problème. En tout état de cause, sept heures sonnaient déjà quand le commissaire transposa le dernier vers – « Veillez à ce que ça rime, comte ! » Alors qu’il s’apprêtait à se lever, Bossi frappa et passa la tête à la porte, manifestement surpris par la présence de son chef à une heure si tardive.
La pluie qui avait tambouriné sur la vitre tout l’après-midi n’était pas parvenue à gâcher son humeur. Au contraire. Debout dans l’encadrement, le sergent jubilait comme s’il avait gagné le gros lot.
— Nous le tenons ! s’exclama-t-il avec gaieté.
Sur l’invitation de son chef, il prit place tandis qu’une flaque d’eau se formait sous sa pèlerine accrochée au portemanteau. Tron se pencha au-dessus de son bureau d’un air las. Il venait de ruiner la réputation de sa revue. Il ne trouvait plus guère de sens à la vie ni encore moins aux révélations de Bossi.
— Qui ?
— L’assassin !
Le sergent redressa la colonne vertébrale, ouvrit son carnet et prit un air sérieux. Il s’entraînait probablement à l’oral du concours. Puis il s’éclaircit la gorge et commença :
— Les indices s’enchaînent de manière convaincante.
Tron eut du mal à contenir un sourire. C’était une bonne phrase d’introduction. Sans doute un examinateur prierait-il aussitôt le candidat de lui fournir de plus amples informations. Par conséquent, il dit – en s’efforçant de prendre un ton officiel :
— Présentez-moi donc cette chaîne d’indices, sergent.
Celui-ci s’exécuta sur-le-champ, avec un évident plaisir, mais la mine grave.
— L’immeuble dans lequel Anna Slataper habitait appartient à l’Église.
Tron esquissa un mouvement de la tête. Rien d’étonnant à cela. Un bon tiers de l’immobilier – sans compter les églises, les cloîtres et les couvents – appartenait toujours au clergé. Il était administré par le service des biens fonciers du patriarche de Venise.
Bossi continua.
— D’après des voisins, c’est le père Ambrosio qui encaisse les loyers. Il vient en personne le 1 er de chaque mois, sauf s’il a été convenu autre chose.
— Ce qui était le cas pour Anna Slataper, supposa Tron.
— En effet, commissaire. Je me suis rendu au service des biens fonciers sur la piazzetta 1 dei Leoni où j’ai eu l’occasion de discuter avec le prêtre en question.
Le policier soupira comme un homme au chemin semé d’embûches.
— Il ne s’est pas montré très coopératif. Tout d’abord, il ne se souvenait plus de l’immeuble. Ensuite, il a prétendu ne plus retrouver les dossiers.
— Qu’avez-vous fait, dans ces conditions ?
— Je lui ai signalé qu’un crime avait eu lieu dans l’appartement et que, s’il le fallait, nous remonterions jusqu’à l’évêque en personne.
— Cela ne l’a sans doute guère impressionné.
— Au contraire ! répondit le sergent en s’autorisant un sourire. Tout à coup, il a paru nerveux. L’idée qu’on fasse intervenir le bureau du patriarche lui a fait perdre ses moyens.
Le front de Tron se gondola.
— Parce que le loyer était plus élevé que
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