Les fiancés de Venise
suggéra alors le contre-amiral. Il dispose de précieux contacts au quartier général (ce qui n’était pas son cas, l’armée de terre ne faisant pas mystère du peu de crédit qu’elle accordait à la marine autrichienne dont il était le chef suprême).
— Cela supposerait que nous le mettions au courant, objecta le secrétaire d’une voix terne.
— Assurément, dit Maximilien en se rasseyant. Où est le courrier ?
Le valet de chambre désigna la petite liasse posée sur le guéridon devant le divan.
— Je ne l’ai pas encore ouvert, Majesté.
— Passez-le-moi !
L’archiduc prit la pile que son secrétaire lui tendait, la posa à côté de lui et commença à lire les lettres les unes après les autres. Deux invitations à des bals militaires à Venise et Vérone. Il serait bien obligé d’y aller. Un orphelinat de Görtz le priait de faire un don. À accorder de toute urgence. La banque centrale de Vienne avait le toupet de lui rappeler son découvert. Laisser filer, bien entendu. Une missive de son beau-père aux cheveux gras, le roi des Belges. Qu’il ignora pour le moment. Et une lettre personnelle de l’impératrice Eugénie, l’épouse de Napoléon III. Il rédigerait lui-même une réponse manuscrite tout à l’heure.
Le reste du paquet se composait de factures tellement élevées que le budget prévu pour les dépenses courantes n’y suffisait pas. Et puis il y avait, pour terminer, une grande enveloppe marron qui paraissait – il n’aurait su dire pourquoi – dangereuse. L’expéditeur s’était contenté d’inscrire deux initiales illisibles suivies d’un simple Venise . L’archiduc leva un regard interrogateur vers son valet de chambre.
— Qu’est-ce ?
— Une enveloppe assez épaisse, Majesté, répondit Schertzenlechner en fixant son pince-nez.
— Je vois bien !
— Son Altesse Sérénissime souhaite-t-elle que je l’ouvre ?
— Non, je peux le faire moi-même.
Cela dit, l’archiduc eut toutes les peines du monde à introduire dans la fente le coupe-papier bon marché que son radin de frère lui avait offert à son dernier anniversaire. À la fin, l’enveloppe se déchira comme un paquet-cadeau et le contenu se répandit par terre. Sur le grand tapis qui recouvrait le sol du cabinet, les photographies glissées les unes dans les autres à la manière d’un jeu de cartes formaient un éventail indécent.
Lorsqu’il comprit de quoi il s’agissait, Maximilien faillit pousser un cri. Chacun des clichés, d’une netteté surprenante et même douloureuse , montrait un couple nu, allongé sur un lit qu’il ne connaissait que trop bien : celui où il avait aimé Anna Slataper pendant presque une année. Ils ne faisaient certes rien, mais aucun doute ne subsistait sur ce qu’ils avaient déjà fait. Sa maîtresse avait pris une pose lascive. La jambe droite pliée sur les genoux de l’archiduc, la main délicatement arrêtée sur son épaule, elle regardait droit l’objectif.
Maximilien ne put s’empêcher de penser aux tableaux qui ornent d’ordinaire les couloirs des gentilhommières. Anna Slataper ressemblait à la frêle Diane chasseresse, lui à un sanglier abattu, allongé sur le dos, la bouche ouverte, la mâchoire pendante. Il avait l’impression de s’entendre ronfler. Cette honte l’acheva. Sans s’en rendre compte, il s’était agenouillé devant le divan. Courbé au-dessus des photographies comme sur les débris d’une irremplaçable céramique de Della Robbia, il avait du mal à respirer.
Lorsqu’il voulut se relever, quelques minutes plus tard, Schertzenlechner dut le soutenir et l’aider à s’allonger.
— Du laudanum, dit celui-ci d’une voix éraillée, c’est la seule explication possible. Elle a dû vous donner du laudanum.
L’hypothèse rassura Maximilien. Il avait entendu parler de gens – des Français ou des Russes sans doute – qui se faisaient photographier de leur plein gré dans cette situation. Il se réjouit que son secrétaire ne le soupçonnât pas d’un tel vice. Le valet de chambre se penchait au-dessus de lui comme au-dessus d’un malade et le dévisageait de ses yeux de poisson. Les verres de son pince-nez faisaient loupe, de sorte que les minuscules écailles sur ses cils semblaient avoir la taille de galets. Il avait mauvaise haleine – une odeur de banc de moules à marée basse –, mais ses propos ne manquaient pas d’intérêt.
— Il reste une dernière
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