Les fiancés de Venise
identifier. Il restait impuissant face à ce sentiment de tourmente.
Il s’étonnait lui-même de réussir malgré tout à recevoir une demi-douzaine de visiteurs par jour, à faire avancer avec allant les affaires mexicaines et à donner à son épouse, l’archiduchesse Charlotte, l’illusion que tout allait pour le mieux. Quelqu’un de moindre envergure se serait effondré sur place.
Maximilien jeta un coup d’œil à la pendule dorée posée sur la cheminée. Cette pièce unique de Breguet provenait des salons de l’archiduchesse Sophie dans le château de Vienne, la Hofburg. François-Joseph avait beau prétendre qu’il se l’était appropriée de manière abusive, il n’en était rien. Son frère était coutumier de ce genre d’allégations. Voilà maintenant qu’il le soupçonnait de dérober des horloges !
En tout cas, il était déjà presque dix heures. Schertzenlechner ne tarderait pas à lui apporter le courrier, comme tous les jours. L’archiduc traversa son cabinet, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur un petit balcon et sortit à l’air libre. En général, il aimait le panorama qui s’offrait à lui à cet endroit : le miroir bleu de l’Adriatique s’étendait à perte de vue et, en été, dégageait un parfum de mer tropicale. Aujour-d’hui pourtant, l’horizon était bouché, pluvieux et trouble. Un mur de brouillard, sombre et menaçant, s’avançait avec lenteur vers le château de Miramar. L’archiduc eut soudain l’impression de se tenir à la proue d’un navire risquant à tout instant de heurter un perfide récif.
Il poussa un profond soupir et se demanda combien de temps mettrait la police vénitienne pour découvrir qu’Anna Slataper recevait la visite régulière d’un mystérieux inconnu. Peu sans doute. Tôt ou tard, les enquêteurs découvriraient qui versait les loyers et en tireraient leurs conclusions. L’issue était limpide. Ils finiraient par l’épingler.
Une demi-heure plus tard – Maximilien s’était de nouveau traîné jusqu’au divan –, Schertzenlechner frappa à la porte et entra dans le cabinet. Sa redingote était froissée, sa lavallière mal nouée. Il n’apportait pas le courrier sur un plateau en argent, comme d’habitude, mais le tenait à la main sans cérémonies.
— Le père Ambrosio a parlé, dit-il tout de go.
Maximilien fronça les sourcils. Où était passée la déférence ad hoc dont le valet de chambre faisait preuve d’ordinaire ? Le traitait-il déjà comme un complice ? Et, pour l’amour du ciel, qui était ce père Ambrosio ? Schertzenlechner sembla lire dans ses pensées.
— L’appartement du rio della Verona appartient à l’Église, expliqua-t-il. Le père Ambrosio ramasse les loyers.
À présent, l’archiduc se souvenait vaguement du prêtre corrompu qui gérait les biens du clergé dans le quartier de Saint-Marc.
Son subalterne poussa un profond soupir.
— Il a reçu la visite de la police, continua-t-il.
Avec sa cravate défaite et son pince-nez qui balançait sur le plastron de sa chemise, il faisait piètre figure.
Le futur empereur se leva. Les événements s’enchaînaient bien plus vite qu’il ne s’y était attendu.
— L’habitation était pourtant louée sous un nom d’emprunt ?
— Bien entendu ! répondit Schertzenlechner avant de marquer une pause et de poursuivre sur un ton résigné. Seulement, ils ont contraint le prêtre à me décrire.
— Pourquoi n’a-t-il pas raconté n’importe quoi ?
— Il n’a pas osé. Ils l’ont menacé de remonter jusqu’au patriarche. Sa Majesté se rappelle peut-être que le prix de l’appartement était forcé. Sans doute le père Ambrosio empochait-il la différence. Voilà pourquoi il redoute qu’on s’adresse à l’évêque.
Les enquêteurs, réfléchit Maximilien, disposaient d’un faux nom et d’une bonne description. Ils n’iraient pas loin avec cela. Et quand bien même ils retrouveraient la trace de Schertzenlechner, ils n’avaient de toute façon pas le droit de l’interroger. Son secrétaire particulier était en fin de compte… Le contre-amiral de la marine autrichienne se concentra pendant quelques secondes, puis demanda :
— Au fait, où en êtes-vous, Schertzenlechner ? Dans la carrière ?
— Matelot, Altesse Sérénissime. Sur la frégate à vapeur Forêt Viennoise . Mis en congé pour mission spéciale.
— Donc, la police civile ne peut pas procéder à votre audition.
Le
Weitere Kostenlose Bücher